Science
et Vie n°457 d'octobre 1955
Hiroshima 54 jours d'enfer
Le journal, interdit jusqu'à ce jour, d'un médecin
japonais
L'ère atomique s'est ouverte le 6 août 1945 par le
tonnerre d'une explosion sans précédent dans le
passé de l'humanité : celle d'Hiroshima. En ce jour
de soleil, que rien ne distinguait des autres, 60 000 Japonais
ont été détruits en quelques secondes, et
le monde est entré pour le meilleur et pour le pire dans
une époque nouvelle de son histoire. Pour l'anniversaire
de cette date solennelle, "Science et Vie" publie en
exclusivité un document extraordinaire, interdit pendant
dix ans : les notes au jour le jour tenues dans la confusion du
désastre, et sans aucun souci littéraire, par un
médecin d'Hiroshima, lui-même atteint par la bombe.
Observateur exceptionnel, le Dr Michihiko Hachiya, directeur de
l'Hôpital du Ministère des P.T.T., a décrit
ses propres souffrances et celles de ses compatriotes. Son journal
fut déposé aux archives secrètes de l'Université
de la Caroline du Nord et sa publication suspendue jusqu'en août
1955. D'une valeur scientifique considérable, il constitue
aussi, du point de vue humain, un témoignage bouleversant.
Un ciel sans nuage. Des ombres profondes contrastant avec les
reflets du soleil sur les feuillages de mon jardin. Voilà
ce que je contemplais, ce jour-là, tôt dans la matinée.
Je suis allongé sur la terrasse du living-room, en pantalon
et en maillot de corps ; j'ai veillé toute la nuit à
l'hôpital.
Soudain, il y a n un éclair, puis un autre, et je me souviens
- on se souvient toujours des choses idiotes - que je me demande
sur le moment si ce sont des éclairs de lampes à
magnésium ou des étincelles provoquées par
un trolleybus.
Ombres et reflets, tout a disparu. Il n'y a plus qu'un nuage de
poussière au milieu duquel je n'aperçois qu'une
colonne de bois qui supportait un angle de ma maison. Elle a pris
une inclinaison bizarre et le toit de la maison a lui-même
l'air de hoqueter.
En quelques
secondes la ville a été transformée en désert.
L'ère atomique a commencé.
Instinctivement, je me mets à courir.
Ou du moins j'essaie. Inutilement. Des poutres jonchent déjà
le sol. J'ai grand-peine à atteindre le jardin. Et là,
tout à coup, je me sens extraordinairement faible. je dois
m'arrêter pour reprendre des forces. C'est là que
je m'aperçois que je suis complètement nu ! Où
sont donc passés mon pantalon et mon maillot ? Qu'est-il
arrivé ?
Je regarde mon côté droit : il est tout ensanglanté
; j'ai également une blessure à la cuisse. L'éclat
de bois qui l'a produite y est resté fiché. Quelque
chose de chaud coule dans ma bouche : ma joue est déchirée.
Enfin, en passant la main sur mon cou, j'en ramène un morceau
de verre de belle taille que j'examine avec autant de détachement
que si j'étais dans mon laboratoire, penché sur
un microscope.
Et soudain, je pense : « Et ma femme . Où est-elle
passée ? » Je crie : « Yaeko-San, Yaeko-San,
où es-tu ? »
Mon sang continence à jaillir. Est-ce que par hasard j'aurais
la carotide tranchée ? Est-ce que je vais saigner à
mort, comme un porc qu'on égorge ? De plus en plus effrayé,
et pour moi et pour elle, j'appelle de nouveau : « Yaeko-San,
où es-tu ? Il est tombé une bombe de cinq tonnes.
Réponds-moi, Yaeko-San. Où es-tu ? ».
Pâle et terrifiée, en loques, couverte de sang, je
la vois enfin surgir des buissons de notre maison. Je pousse un
soupir de soulagement et l'entraîne par la main.
Rien que pour parcourir le bout de sentier qui joint la maison
à la rue, nous trébuchons je ne sais combien de
fois. Soudain, alors que nous sommes déjà dans la
rue, je marche sur quelque chose de mou. En me relevant, je m'aperçois
que c'est la main d'un homme.
- Excusez-moi ! Oh ! excusez-moi ! Je me mets à balbutier,
pris d'épouvante.
Il n'y a pas de réponse. La main est celle d'un jeune homme
dont une lourde porte cochère, en tombant, a écrasé
la tête.
Nous voilà dans la rue, affolés, ne sachant que
faire ni où aller; la maison devant laquelle nous nous
trouvons s'affaisse tout à coup, dans un bruit de papier.
Puis notre propre maison, que nous venons de quitter, se met à
osciller, comme prise de vertige, et s'écrase dans un nuage
de poussière. Toute la rue s'écroule. De par tout
des incendies jaillissent, que le vent, aussitôt, transporte
un peu plus loin.
Devant ce spectacle, je n'ai plus qu'une idée en tête
: gagner l'hôpital. Mais j'ai à peine fait trente
pas que je dois m'arrêter. Mes jambes refusent de me porter
; je n'ai plus de souffle ; je meurs de soif.
- Yaeko-San, un peu d'eau !
Mais où aurait-elle trouvé de l'eau ?
Au bout d'un moment, je me remets sur mes pieds. Je suis complètement
nu, mais, chose étrange, je n'en suis nullement gêné.
Tout sentiment de pudeur m'a abandonné. Un peu plus
loin, à un tournant, nous voyons apparaître un soldat
qui, Dieu sait pourquoi. a une serviette enroulée autour
du cou. Je lui demande de me la donner pour cacher ma nudité.
Il me la tend sans un mot ; il s'éloigne de même.
Quelques mètres plus loin, je la perds et ma femme m'attache
son tablier autour des reins.
Notre marche vers l'hôpital se déroule comme un film
au ralenti. A la fin, je suis incapable de faire un pas de plus.
Je dis alors à ma femme : « Va, toi. » Elle
finit par comprendre qu'il n'y a rien d'autre à faire.
Peut-être trouvera-t-elle quelqu'un qui viendra à
mon secours. Elle se penche sur moi un long moment, me regardant
dans les yeux puis, sans un mot, elle se lève et se met
à courir en direction de l'hôpital.
Je suis seul. Il fait presque noir. L'éclat fiché
dans ma jambe est tombé tout seul et mon sang jaillit comme
d'un tonneau sans bonde. Je bouche la blessure avec ma main et
il s'arrête de couler. Mais combien de temps aurais-je la
force ?
Tout se passe comme dans un mauvais rêve, je vois venir
des ombres, des espèces de fantômes qui marchent
les bras écartés, je me demande pourquoi. Tout à
coup je comprends qu'ils sont brûlés et qu'ils se
tiennent les bras écartés pour éviter le
contact de leur propre peau. Puis vient une femme nue tenant un
enfant nu dans ses bras. « Ils ont dû être surpris
pendant le bain », me dis-je. Mais il vient ensuite un homme
nu, puis une autre femme. Ils marchent sans dire un mot. Ce silence
enveloppant toutes choses donne une impression de cauchemar.
Enfin, au bout de je ne sais combien de temps, quelques forces
me reviennent et j'arrive à me traîner jusqu'à
l'hôpital.
Tout à coup, je vois des visages amis autour de moi ; je
me souviens d'avoir affirmé que je pouvais marcher. On
ne me croit pas. J'entre dans l'hôpital sur une civière,
juste au moment où de gros nuages de fumée commencent
à jaillir des toits. Je les vois avec la tête en
bas.
- Le feu ! Je crie. Il y a le feu
Et c'est vrai, l'hôpital brûle. En un clin d'oeil,
le ciel s'embrase. On fixe ma civière à un cerisier,
dans le parc ; il faut évacuer les blessés, et vite.
Et toujours dans ce silence de cauchemar. Un moment les flammes
viennent si près de moi que je me sens cuire. Je commence
pourtant à frissonner. Tout tourbillonne dans ma tête.
« C'est fini, c'est l'agonie. »
Un bruit de voix parvient jusqu'à mon oreille. J'ouvre
les yeux. Le docteur Sasada est en train de me prendre le pouls.
Une infirmière me fait une piqûre. Je sens mes forces
revenir.
A ce moment-là, la charpente métallique d'une fenêtre
distendue par l'incendie s'écroule derrière nous
avec un bruit terrible. Une boule de feu roule jusqu'à
moi, enflammant mes vêtements; on me jette des seaux d'eau
sur le corps et je m'évanouis de nouveau.
Lorsque je reviens à moi, je suis à l'air libre.
On m'a gardé hors de l'hôpital. De la fumée
monte encore du deuxième étage, mais l'incendie
est arrêté.
- Courage, docteur, me crie une voix. Nous nous en tirerons. Tout
le nord de la ville a brûlé.
C'est vrai, tout le quartier nord a été dévoré
par l'incendie. Hiroshima n'est plus une ville, mais un désert.
A l'est, à l'ouest, tous les immeubles sont aplatis et
les montagnes avoisinantes paraissent maintenant toutes proches.
Personne dans les rues, à part des morts. Les uns sont
restés dans l'attitude où la mort les a surpris,
ils ont l'air moins morts que gelés. Les autres gisent,
recroquevillés, comme tassés au sol par le formidable
coup de poing d'un géant.
Un peu plus tard, on me ramène à l'intérieur
de l'hôpital et l'on m'étend sur une table d'opération.
Le docteur Katsoube me fait mal lorsqu'il me recoud la joue et
les lèvres. J'ai une quarantaine d'autres blessures, mais
lorsqu'on les soigne, je ne sens plus rien. Quand je reviens à
moi, le soleil est parti. Mais l'horizon reste rouge sombre, comme
si les flammes de la ville en feu avaient léché
tout le ciel. C'est sur cette vision que je m'endors.
J'ai dû dormir profondément. Comme
il n'y a plus ni rideaux ni vitres aux fenêtres, c'est le
soleil qui m'éveille. Il est déjà haut à
l'horizon.
Autour de moi, ce ne sont que gémissements. Ma femme est
étendue à ma droite, l'onguent blanc dont on lui
a enduit le visage lui donne l'apparence d'un fantôme ;
son bras droit est emprisonné dans une gouttière.
Un peu plus loin, sur un banc, j'aperçois la femme du docteur
Fujü, son visage reflète l'angoisse et le désespoir.
Elle n'a pas été gravement blessée. Mais
son bébé est mort la nuit dernière. En ce
moment même, son mari est en train d'errer dans les ruines,
à la recherche de leur fille aînée qui a disparu.
Ce qui demeure de l'hôpital est bondé à craquer.
Comme c'est le seul bâtiment resté à peu près
debout de ce côté de la ville, tous ceux qui pouvaient
encore se traîner sont venus y chercher asile. Ils sont
plus de 150 ; il y en a dans les couloirs ; dans le jardin et
jusque dans les lavabos. Quelques-uns sont morts dans la nuit.
Mais ces morts sont moins encombrants que les vivants qui vomissent
tous et qui ont tous la diarrhée ; comme ils n'ont pas
la force de se lever, ils se laissent aller sur place et il est
impossible de nettoyer.
Le docteur Tabuchi, un de mes vieux amis, est entré dans
la salle. Il a des brûlures au visage et aux mains, mais
assez légères. Je lui demande s'il sait ce qui s'est
passé.
- Au moment de l'explosion, me répond-il, j'étais
en train de tailler des arbres dans le jardin. Tout d'abord, il
y eut un éclair blanc, aveuglant, puis aussitôt une
vague de chaleur dont le souffle me jeta par terre. Par chance,
je ne fus pas blessé et ma femme non plus. Mais vous auriez
dû voir notre maison. Elle ne s'était pas abattue,
mais elle s'était inclinée et, à l'intérieur
comme à l'extérieur, tout était démoli.
Un peu plus tard, nous avons vu passer devant nous des centaines
de personnes blessées qui essayaient de fuir. C'était
une vision presque insupportable. Toutes avaient le visage et
les mains brûlées et les grands lambeaux de peau
qui s'en détachaient leur donnaient l'aspect d'épouvantails.
Toute la nuit, ils ont défilé à la manière
d'une colonie de fourmis. Au matin, je les ai retrouvés
étendus des deux côtés de la route, à
quelques centaines de mètres de la maison. Ils n'avaient
pas pu aller plus loin. Ils étaient tombés là,
les uns contre les autres, si étroitement tassés
qu'il était impossible de passer sans marcher dessus.
- Ce matin, en passant au pont de X..., dit alors le docteur Katsutani,
j'ai vu une chose incroyable. Il y avait là un homme assis
sur une bicyclette. Appuyé au parapet du pont, il avait
l'air de regarder au loin. Il était mort. L'explosion l'avait
transformé en statue. Qui aurait pu croire que de telles
choses pouvaient arriver ?
Il répète cette dernière phrase deux ou trois
fois, comme s'il voulait se convaincre que ce qu'il dit est vrai,
puis il continue :
- Il y avait, dans la rivière, des centaines, et peut-être
des milliers de cadavres de personnes qui s'étaient jetées
à l'eau pour échapper au feu. Mais le plus terrible
à regarder, c'étaient les soldats. J'en ai vu je
ne sais combien, complètement brûlés de la
tête aux hanches. Ils n'avaient plus de peau et l'on voyait
la chair, humide et comme couverte de moisissures. Ils devaient
avoir porté leur casquette d'uniforme parce que leurs cheveux
n'étaient pas brûlés. Mais ils n'avaient plus
de visage. Yeux, nez et bouche ne formaient plus qu'un seul trou
noir et l'on aurait dit que leurs oreilles avaient fondu. Un de
ces soldats sans visage était encore vivant. Il me demanda
de l'eau. Ses dents à nu paraissaient extraordinairement
blanches. Je n'avais pas d'eau à lui donner. Tout ce que
j'ai pu faire, ce fut de joindre les mains et de prier pour lui.
A ce moment, plusieurs personnes qui ont fait cercle autour du
docteur Katsutani lui demandent ce qu'il faisait au moment de
l'explosion.
- Je venais de prendre mon petit déjeuner, répond-il,
et je m'apprêtais à allumer une cigarette quand tout
à coup il y eut un éclair blanc, puis aussitôt
après une terrible explosion et je compris qu'il venait
de se passer quelque chose d'épouvantable à Hiroshima.
Aussitôt je grimpai sur le toit de la maison et, effectivement,
j'aperçus du côté d'Hiroshima un énorme
nuage noir. Je descendis alors en toute hâte et je courus
jusqu'au poste militaire le plus proche pour raconter ce que j'avais
vu et demander qu'on envoie du secours. Et savez-vous ce que l'officier
de service m'a répondu ? Il m'a répondu : «
Ne vous tracassez pas. Ce n'est pas une bombe ou deux qui peuvent
faire grand mal à Hiroshima ! »
Peu à peu, à travers les récits, je commence
à me représenter Hiroshima sous son nouvel aspect.
A l'hôpital même, les choses prennent une nouvelle
tournure. Aucun de nos rescapés n'a d'appétit et
tous sont maintenant pris de vomissements et de diarrhées.
C'est comme si une épidémie de dysenterie avait
soudain éclaté.
En plus de l'impossibilité de nettoyer les locaux, l'afflux
incessant de gens qui essayent de retrouver les leurs nous met
dans un cruel embarras. Des parents, à moitié fous
de douleur, viennent nous réclamer leurs enfants. Des maris
cherchent leur femme, des enfants cherchent leurs parents. Il
y a une pauvre femme qui va sans arrêt d'une pièce
à l'autre en criant le nom de son enfant et personne n'a
le coeur de la chasser.
Seize malades sont morts au cours de la nuit. On les a enroulés
dans les couvertures blanches et déposés provisoirement
près d'une entrée latérale de l'hôpital.
L'armée, nous dit-on, se chargera de les évacuer.
Elle s'en est chargée en effet, mais à sa manière.
Cadavres et couvertures ont été jetés pêle-mêle
sur la plate-forme d'un camion et adieu. Les imbéciles
! Ils auraient au moins pu récupérer les couvertures
dont les vivants ont bien plus besoin que les morts.
Pour la seconde fois, l'obscurité est tombée et
il me semble que moi-même je passe la porte de la nuit.
Peu à peu ma capacité de ressentir l'immensité
du désastre s'est émoussée. On s'habitue
à tout, même à l'horreur. A la fin du deuxième
jour, nous les survivants d'Hiroshima, nous nous sentons déjà
chez nous dans cet empire du chaos et du désespoir.
Nous n'avons naturellement ni radio ni lampes électriques
ni même de chandelles. La seule lumière est celle
des incendies d'alentour. Les seuls bruits, des gémissements
et des sanglots. Ici un agonisant appelle sa mère dans
son délire ; là, un autre murmure inlassablement
eraiyo, ce qui signifie à peu près : c'en
est trop ! je ne peux plus le supporter !
Pendant ce temps, seul dans la nuit, je remue mes pensées.
Par quelle sorte de bombe Hiroshima a-t-elle été
détruite ? Une chose est certaine : il n'y a pas pu y avoir
beaucoup d'avions à la fois. Avant le signal d'alerte,
j'ai perçu le bruit métallique d'un avion - d'un
seul. C'était cinq ou six minutes avant la sirène.
Au cours de la journée, mes visiteurs m'ont parlé
d' « explosif nouveau », « d'arme secrète
», de « bombe spéciale », mais qu'est-ce
que cela signifie ? De toute manière, l'étendue
du désastre dépasse de loin toute possibilité
d'explication.
Une chose est certaine : Hiroshima est détruite, et avec
elle l'armée qui s'y trouvait cantonnée. La guerre
est perdue. Les Américains vont bientôt débarquer,
et bientôt sans doute on se battra dans nos rues détruites
et jusque dans notre hôpital.
Soudain, j'entends des pas et je vois une silhouette se détacher
dans l'encadrement de la porte. L'homme marche les coudes écartés.
Comme il s'approche, je vois son visage, si l'on peut appeler
visage l'amas de boursouflures qui en occupe la place. Il a perdu
son chemin, il est aveugle.
- Vous vous trompez de salle ! Je crie, soudain terrifié.
Le pauvre diable s'arrête, fait demi-tour et disparaît.
Alors, j'ai honte d'avoir poussé ce cri sous l'emprise
de la terreur.
Du coup, ma femme s'éveille et je la vois se lever. Elle
quitte la pièce, sans doute pour aller au lavabo. Lorsqu'elle
revient un moment après, je sens qu'il vient de lui arriver
quelque chose.
- Qu'y a-t-il, Yaeko-San ?
- En revenant, dit-elle, j'ai marché sur le pied de quelqu'un
qui n'a pas protesté et qui n'a pas répondu quand
je me suis excusée. Quelle chose terrible, ajoute-t-elle
en frissonnant, c'est sur le pied d'un mort que j'ai marché.
L'arbre témoin dresse encore son tronc atomisé.
Journée chaude et claire. Il n'y a plus
de fumée au second étage.
Le docteur Katsube est venu me voir de bonne heure. Sans même
lui dire bonjour, je lui ai demandé quand je pourrais me
lever.
- Vous êtes encore vivant, cela devrait vous suffire pour
l'instant, m'a-t-il répondu. Puis, il ajoute : «
Vous n'avez pas l'air de vous en douter, mais vous avez perdu
beaucoup de sang. Cette nuit nous avons dû vous veiller
sans arrêt. Vous étiez dans le coma. »
L'idée que je pouvais mourir ne m'avait jamais traversé
l'esprit. Toutefois, dès cet instant, je comprends que
j'avais été plus sérieusement touché
que je ne le pensais.
On a récupéré le second étage et l'on
m'y a établi l'un des premiers. Il y reste la carcasse
métallique de trente lits, mais draps et matelas sont en
cendres. D'ici, comme il n'y a plus de rideaux ni même de
vitres qui arrêtent le regard, on peut apercevoir Hiroshima
en entier, jusqu'à l'île de Ninoshima qui se trouve
dans la baie. Et pour la première fois, je comprends ce
que mes amis ont voulu dire lorsqu'ils ont parlé de la
destruction de la cité. Au centre de la ville, à
quinze cents mètres environ, j'aperçois les ruines
des deux plus grands buildings. Rien d'autre n'est resté
debout ! Hiroshima n'est plus qu'un désert parsemé
de tas de briques et de tuiles. Le mot « destruction »
me paraît faible ; dévastation conviendrait mieux.
Vers le soir, la brise nous apporte une odeur de chair carbonisée.
Ce sont les morts qu'on brûle.
Il est venu un groupe de soldats qui réclamaient des pansements
et bien que nous n'en ayons pas assez pour nos blessés
et que nous le leur ayons dit, ils se sont emparés de tout
ce qu'ils ont nu trouver. Ils se sont conduits comme des brigands
plutôt que comme des soldats. Comme si cela ne suffisait
pas, il court maintenant une rumeur selon laquelle l'armée
veut s'établir ici et préparer un centre de défense.
A propos de défense, je me rappelle tout à coup
que mon cousin, le capitaine Urane, qui est médecin militaire;
est venu me voir le 2 août. J'étais pessimiste quant
à l'issue de la guerre il y a six jours, et je lui ai dit.
Je lui ai fait remarquer ce jour-là que les denrées
devenaient rares et que la discipline se relâchait. Je lui
ai confié ma crainte de voir Hiroshima bombardée
et la défense antiaérienne complètement inutile.
Mon cousin m'a écouté tranquillement et lorsque
j'ai eu fini, il m'a répondu : « Ne vous en faites
pas, Niisan, le chef de l'état-major a dit : peu
importe la façon dont la nation critique l'armée,
l'armée aura le dernier mot et ce mot sera « victoire
»
Ce soir avant de m'endormir, je me demande si mon cousin Urabe
est toujours aussi sûr de la victoire.
Ma femme, bien qu'elle ait toujours le bras
dans une gouttière, va beaucoup mieux ce matin. C'est elle
qui me soigne. Je me suis amusé lorsqu'elle a demandé
de la crème blanche. Elle se l'est appliquée sur
les sourcils pour qu'on ne voie pas qu'ils ont été
roussis. La coquetterie revient, c'est bon signe.
Mais les diarrhées sanglantes augmentent toujours. Hier,
un de nos malades s'est plaint toute la journée de douleurs
dans la bouche. Aujourd'hui, de nombreuses petites hémorragies
commencent à apparaître dans sa bouche et sous sa
peau. Quant cet homme est arrivé à l'hôpital,
il se plaignait seulement d'une grande faiblesse. En apparence,
il n'avait aucune blessure.
Ce matin, d'autres malades commencent à avoir de ces hémorragies
sous-cutanées auxquelles s'ajoutent des vomissements de
sang. Pourtant, parmi eux, aucun ne présente de symptômes
connus.
Si ces malades avaient été ou brûlés
ou blessés, nous pourrions essayer de les soigner. Si bizarres
que soient les symptômes présentés, nous rattacherions
ceux-ci aux blessures reçues. Mais justement, la plupart
de ces malades ne présentent aucune blessure ou brûlure
apparente. Dans ce cas, que faire ? Il me semble que la seule
cause possible de ces étranges hémorragies est un
brusque changement de pression atmosphérique. Je me souviens
d'avoir lu quelque part que ceux qui montent brusquement à
de grandes altitudes ou ceux qui plongent trop profondément
dans la mer présentent aussi des saignements. En tout cas,
à l'Université d'Okoyama, j'ai assisté à
des expériences effectuées dans un caisson pressurisé.
Un des troubles dont tous les patients se plaignaient après
un changement de pression brutal était une surdité
subite, qui se dissipait par la suite.
Or, l'autre matin, lorsque nous avons été bombardés,
je suis sûr de n'avoir rien entendu qui ressemble à
une explosion. Par la suite, pendant que j'essayais de gagner
l'hôpital et que les maisons s'écroulaient autour
de moi, je n'ai pas non plus entendu le moindre son, si bizarre
que cela paraisse. Tout s'est passé comme dans un film
muet. Et tous ceux que j'ai interrogés depuis ont fait
la même constatation.
Au contraire, ceux qui ont vu le bombardement de loin ont entendu
un bruit d'explosion. Ils l'ont même appelé pikadon
(1).
Pour expliquer le fait que nous n'ayons rien entendu, il me
semble que la seule théorie possible soit un soudain changement
de pression atmosphérique qui nous ait rendus temporairement
sourds. De toute façon, nous ne pouvons que faire des hypothèses,
car nous n'avons ni radio, ni journaux, ni téléphone,
ni aucun moyen de nous renseigner.
Le docteur Okusa qui était parti à la recherche
de sa femme disparue au moment de l'explosion, est rentré
tout à l'heure. Il a ramené quelques ossements ramassés
à l'endroit où sa femme a été aperçue
pour la dernière fois. Le docteur Yamazaka est toujours
à la recherche de sa fille. Le docteur Fujü a retrouvé
la sienne, mais elle était morte,
Et de nouveau la nuit est tombée, éclairée
par la seule lumière des bûchers où l'on brûle
les cadavres. A quelques pas de moi, une petite fille qui occupe
le lit d'un officier mort dans la soirée hurle sans arrêt
« Maman, ça fait mal ! Eraiyo ! »
J'ai essayé de me lever et constaté
avec plaisir que je pouvais marcher. Mais aussitôt après,
quelqu'un est venu m'annoncer que nous n'avions pour ainsi dire
plus de médicaments. Il y a déjà quatre jours
que le désastre a eu lieu et nous n'avons encore reçu
aucun secours de l'extérieur.
Un groupe de médecins est venu nous voir et nous assurer
de sa sympathie. Mais ces imbéciles sont venus les mains
vides. Heureusement, un peu plus tard, le docteur Norioka est
arrivé d'Osaka à la tête d'un autre groupe,
chacun amenant autant de médicaments qu'il avait pu en
porter.
Il n'y a eu que deux morts aujourd'hui et pour la première
fois la nuit est tombée sans apporter l'odeur de cadavres.
Est-ce qu'ils sont tous brûlés ou est-ce que le vent
a tourné ? Je ne sais. Pour la première fois aussi
on m'a apporté une lampe. C'est une simple lampe à
huile, faite d'une assiette en fer et d'un morceau de gaze à
pansements en guise de mèche. Mais, comme elle me semble
briller ! Cette lumière à mes yeux a une valeur
de symbole. Elle signifie que la vie commence à reprendre
le dessus.
Tout le monde paraît aller mieux ce matin.
Personne n'est mort au cours de la nuit, et même on a vu
apparaître trois personnes, tout à l'heure, portées
disparues.
Le lieutenant Tanaka est venu me voir. Je lui ai demandé
ce qu'étaient devenus les soldats logés dans les
baraques avoisinant l'hôpital.
- C'étaient de jeunes recrues, nous dit-il. Il y en avait
environ 400. Presque tous ont été tués.
Un nouveau bruit court : la Russie nous aurait déclaré
la guerre et ses troupes commenceraient à envahir la Mandchourie.
Cette fois tout espoir est perdu. Il me semble qu'un poids énorme
m'écrase la poitrine.
Un peu plus tard, dans la soirée, nous apprenons que la
mystérieuse arme nouvelle a été de nouveau
utilisée. Elle a fait les mêmes ravages à
Nagasaki qu'à Hiroshima.
A peine cette nouvelle s'est-elle répandue, qu'un nouveau
venu en apporte une autre : les japonais, assure-t-il, possèdent
la même arme secrète que les Américains. Jusqu'ici
ils avaient renoncé à s'en servir parce qu'elle
était trop terrible. Mais à la suite de l'attaque
américaine, l'état-major japonais a changé
d'avis. Une escadrille de six bombardiers vient de traverser le
Pacifique et de bombarder l'Amérique. Deux d'entre eux
ne sont pas rentrés. Mais à cette heure, San Francisco,
San Diego et Los Angeles connaissent le même sort qu'Hiroshima
et Nagasaki. Le japon est vengé.
Cette nouvelle nous réconforte. Les plus touchés
d'entre nous s'en réjouissent le plus. On plaisante, quelqu'un
même entonne un chant de victoire.
Un vieil ami, le capitaine de vaisseau Fujihara,
est venu me voir, et, au cours de la conversation, il a fait tout
à coup cette remarque : « C'est un miracle que vous
vous en soyez tiré », puis il a ajouté : «
C'est une chose terrible qu'une bombe atomique. »
- Une bombe atomique ! me suis-je écrié ahuri.
- Eh oui, répéta Fujihara, une bombe atomique. Je
tiens ce renseignement des médecins de l'hôpital
naval d'Iwakuni, où l'on est en train d'étudier
un certain nombre de rescapés d'Hiroshima.
N'étant pas médecin, le capitaine ne peut me donner
avec précision les symptômes observés sur
eux, il est cependant, sûr d'une chose : l'analyse du sang
révèle une teneur extraordinairement faible en globules
blancs. Je pense en moi qu'il a été mal renseigné
ou qu'il a mal compris.
Aussi, à peine est-il parti, je me résous à
chercher un microscope pour pouvoir en juger moi-même. Mais
le tout était d'en trouver un : tous ceux de l'hôpital
étaient inutilisables. Je me souviens alors que le docteur
Morisugi en gardait un dans un coffre-fort. Nous allons ensemble
le chercher : il est également inutilisable. Si vraiment
j'en veux un, il me faudra le faire venir d'ailleurs que d'Hiroshima.
Cet enfant d'Hiroshima, qui n'a pas vu la tragédie, est-il "marqué" ? Il semble normal et en bonne santé, mais seules les générations futures diront s'il porte en lui l'héritage terrible des radiations.
Après le petit déjeuner, j'ai
emprunté une bicyclette et je me suis dirigé du
côté du Mont Aisi, où l'on dit que la bombe
est tombée.
Le pont lui-même, tout construit en acier qu'il était,
s'est effondré dans la rivière et c'est lamentable
de voir un si bel ouvrage détruit de cette façon,
ni plus ni moins qu'une allumette brisée par un enfant.
Un peu plus loin, sur la rive Est de la rivière, se dressait
jadis le bâtiment le plus admiré d'Hiroshima : le
Musée de la Science et de l'Industrie (2). Son dôme
de bronze a disparu, ses murs sont lézardés et en
partie effondrés et à l'intérieur tout a
été dévoré par l'incendie. Je reste
un moment à contempler ces ruines qui symbolisent à
mes yeux la destruction de la ville tout entière. Puis
je pédale vers la préfecture pour voir le docteur
Kitajima.
- Je suppose que vous avez entendu dire que la bombe que nous
avons reçue était une bombe atomique ?
Tels sont ses premiers mots. Puis, il ajoute :
- je viens d'apprendre que les effets de cette bombe dureront
75 ans et que d'ici là toute vie sera impossible à
Hiroshima.
Lorsque je rentre à l'hôpital, la rumeur m'y a précédé
et la plupart des conversations tournent autour du danger qu'il
y aura à habiter Hiroshima pendant 75 ans. Pour les uns,
c'est une stupidité. Mais pour les autres il n'y a là
rien d'invraisemblable parce qu'on commence à voir mourir
des gens qui s'étaient apparemment tirés indemnes
de l'explosion. En général, les gens attribuent
ces décès inattendus à quelque gaz empoisonné,
qui continuerait à se dégager des ruines. Je n'y
crois pas. D'ailleurs, ma première conviction, à
savoir que la bombe a répandu des germes de dysenterie,
est également ébranlée. En fait les vomissements
et les diarrhées sanglantes commencent à régresser.
De bonne heure ce matin, le signal d'alerte
aérienne a retenti. Aussitôt, tous ceux qui peuvent
se lever se précipitent aux fenêtres avec la même
pensée angoissante : est-ce que le pikadon va recommencer
?
Presque aussitôt, nous entendons les avions. Ils viennent
du Sud, en direction de la baie d'Hiroshima. Comme j'essaie de
les apercevoir, quelqu'un me crie de me mettre à l'abri,
ce que je fais, avec tous les malades capables de marcher. Mais
les autres sont forcés de rester dans leur lit, et il y
a un moment affreux à passer lorsqu'il faut les abandonner
là, parce qu'il n'y a rien à faire pour eux.
Pour moi, je cherche la protection d'un gros pilier et je sens
mes jambes vaciller lorsque tout à coup la terre se met
à trembler. Aussitôt j'entends le fracas assourdissant
des bombes et des obus de D.C.A. Et je pousse un soupir de soulagement
! Le bruit vient de l'Ouest, du côté de la base navale
d'Iwakuni.
Un peu plus tard, mon ami M. Sasaki vient me voir et me raconte
que la radio a annoncé pour demain une importante communication,
et que toute la population est priée de se mettre à
l'écoute. Tout le monde se demande ce que ça peut
être, mais je refuse de participer à la discussion.
Nous avons bien assez d'ennuis aujourd'hui pour ne pas nous occuper
de ceux de demain. De toute façon, nous n'avons pas de
radio.
je bavarde avec M. Mizoguchi. Il me fait remarquer quelque chose
de curieux au sujet des vêtements au moment de l'explosion.
- Regardez les bras de Mlle Omoto, ditil. Ses vêtements
étaient légers ce jour-là, mais elle portait
des manchettes noires. Or, elle n'a été brûlée
aux bras qu'à l'endroit de ces manchettes. Si ses vêtements
avaient été entièrement blancs, elle n'aurait
pas été brûlée du tout.
C'est aujourd'hui que doit avoir lieu la communication
à la radio. En dépit de mes résolutions,
je me suis laissé aller à spéculer sur l'avenir
et j'ai conclu, comme la plupart d'entre nous, qu'on allait nous
annoncer le débarquement de l'ennemi sur nos côtes
et que le Grand Quartier Général allait nous demander
de nous battre jusqu'à notre dernier souffle.
Mais bientôt on nous rassemble dans un bureau du Ministère
où, tant bien que mal, quelqu'un a réparé
un poste de radio. Il ne marche pas très bien. Tout ce
que j'entends à travers les craquements, c'est qu'il faut
« supporter l'insupportable ». Puis c'est tout, l'émission
est terminée. M. Okamoto, le directeur du Ministère,
se tourne alors vers nous et nous dit
- Cette communication a été faite par l'Empereur
lui-même. La voix que vous avez entendue était la
sienne. Il annonçait à la nation que nous avons
perdu la guerre. Jusqu'à nouvel ordre, je demande à
chacun de retourner à son poste.
je regagne aussitôt l'hôpital. Personne ne dit mot.
Puis, peu à peu, des murmures s'élèvent :
- Comment oser nous dire que la guerre est perdue ?
- Il n'y a que les lâches pour reculer ! Plutôt mourir
que d'accepter la défaite ! Si nous sommes battus, pourquoi
avons-nous tant souffert !
Même ceux qui ont été les avocats de la paix
sont maintenant partisans de continuer la guerre, malgré
les bombes atomiques.
- Général Tojo ! crie quelqu'un, espèce d'âne
bâté, ouvre-toi l'estomac et meurs !
En visitant mes malades ce matin, j'en ai découvert un autre qui présente ces hémorragies sous-cutanées, sortes de rougeurs appelées « pétéchies ». Chez les uns, ces hémorragies sont si petites qu'ils ne les voient pas ; chez les autres, au contraire, elles sont parfaitement visibles et ceux-là me demandent ce que c'est. je suis bien embarrassé pour leur répondre. J'ai remarqué que ces rougeurs apparaissent chez les sujets qui se trouvaient le plus près du foyer d'explosion et qu'elles finissent par apparaître même chez ceux qui n'ont pas été blessés. Elles ne sont pas douloureuses et ne s'accompagnent même pas de démangeaisons.
Les yeux de ce pasteur. Kiyoshi Tanimoto, ont vu la tragédie. Ce petit homme discret et triste, qui s'entretient avec notre photographe, fut un des héros des journées atroces, soignant les blessés et consolant les moribonds.
J'ai commencé mes visites de bonne heure.
Le nombre des morts a sérieusement diminué. Cependant,
une ou deux personnes continuent de mourir chaque jour. Chaque
fois les rougeurs mystérieuses ont été les
signes avant-coureurs de la mort. Or, le nombre de malades atteints
par ces hémorragies sous-cutanées s'accroît
de jour en jour.
Aujourd'hui, un nouveau symptôme a fait son apparition.
De nombreux malades commencent à perdre leurs cheveux.
Ils ont un vilain teint et si j'avais un microscope, je suis convaincu
qu'un examen de leur sang pourrait me donner la raison de ce phénomène.
Tout à l'heure, j'ai surpris le docteur Sasada en train
de s'examine la poitrine avec une attention insolite. Je n'ai
pas voulu m'approcher pour ne pas le gêner, mais je suis
à peu près sûr qu'il a découvert sur
lui-même les premiers signes d'hémorragie.
Nous avons eu une bonne nouvelle : la femme de M. Okura est vivante.
Le souffle de l'explosion l'avait enterrée avec son mari
sous les ruines de leur maison. M. Okura réussit à
se dégager. Il entendit sa femme appeler à l'aide
; mais avant qu'il ait pu faire quoi que ce soit, la maison était
devenue un brasier. Aussi M. Okura croyait-il sa femme morte.
Lorsque l'incendie s'est éteint, il est allé fouiller
parmi les ruines et y a retrouvé quelques ossements qu'il
a rapportés, croyant qu'il s'agissait des restes de sa
femme. Mais Mme Okura a réussi à se dégager
in extremis et a été recueillie par un camion
militaire. Cette histoire incroyable est à mes yeux la
preuve qu'il ne faut jamais perdre l'espoir.
Cette nuit, j'étais sur le point de
m'endormir lorsque quelqu'un a poussé un cri perçant
au dehors. Je me précipite, c'est une de nos malades. Elle
était devenue folle. J'ai dû lui faire deux piqûres
de morphine pour la calmer.
Dans les premières heures qui ont suivi le pika, nous
pensions qu'en soignant nos patients selon les procédés
habituels, leurs blessures et brûlures guériraient.
Mais il est maintenant évident que nous nous sommes trompés.
Tous ceux qui semblaient en voie de guérison présentent
maintenant de nouveaux symptômes plus graves. Ils meurent
et nous sommes incapables de comprendre pourquoi ; c'est à
désespérer.
Il en est mort des centaines pendant les premiers jours, puis
la mortalité a diminué. Maintenant elle augmente
de nouveau.
La plupart de ceux qui ont succombé avaient une diarrhée
rouge, analogue à celle qu'on observe dans la dysenterie.
Beaucoup de femmes ont eu de graves hémorragies utérives,
qu'au début nous avions prises pour de simples dérangements
de la menstruation. Quelques-uns sont morts de stomatite ou d'amygdalite
gangréneuse et leur agonie a duré toute une semaine.
Il va de soi que l'hypothèse d'une épidémie
de dysenterie a été complètement abandonnée.
Il nous semble maintenant beaucoup plus probable que les symptômes
observés sont liés à une diminution anormale
du nombre des globules blancs, elle-même due à une
amygdalite gangréneuse. Je n'imagine pas l'inverse, car
qu'est-ce qui aurait provoqué la diminution des globules
blancs ? Je tourne en rond. Que signifient ces morts bizarres.
Quelle nouvelle maladie apparaîtra demain ? Toutes ces questions
m'ont tenu éveillé jusqu'au matin.
Enfin, le microscope que je réclamais est arrivé de Tokio ce matin. Sans perdre une seconde, j'examine aussitôt le sang de six personnes de notre chambre. Le nombre de globules blancs est d'environ 3 000, alors que la normale est de 6 à 8 000. Sous la direction des docteurs Katsube et Hanaoka, nous nous mettons alors fiévreusement à la tâche. Nous examinons le plus grand nombre possible de malades. Pour la plupart, le nombre de globules blancs est tombé à 2 000. Pour quelques-uns à 500 seulement. Et pour un, dont l'état était particulièrement critique, à 200. Celui-là est d'ailleurs mort peu de temps après la prise de sang.
Le nombre de visiteurs augmente sans cesse
et chacun, bien que nous n'ayons pas le temps de l'écouter,
veut absolument nous raconter son histoire.
- Docteur, me demande l'un d'entre eux, croyez-vous qu'un homme
puisse y voir avec les yeux sortis de la tête ? Eh bien
! j'en ai vu un dont l'oeil avait été arraché
et il tenait cet oeil dans la paume de sa main Cela m'a glacé
parce que cet oeil me regardait. La pupille était braquée
droit sur moi. Croyez-vous que cet oeil me voyait ?
J'établis des fiches pour chacun de mes malades. Par exemple
:
M. Sakai, 53 ans. Douleurs à la poitrine lors de son entrée.
Présente sur les deux bras des taches rouges d'hémorragie
souscutanée, larges comme le bout du petit doigt. Température
: 37°9. A perdu beaucoup de cheveux. Etat critique.
Mme Hamada, 47 ans. Se trouvait à un kilomètre du
point de chute de la bombe. Premiers symptômes : vomissements,
faiblesse, maux de tête, soif. Puis diarrhée. Ces
symptômes durent quatre jours, puis régressent. Le
15 août, à l'exception d'un léger malaise,
la guérison paraît complète. Le 18 août,
le malaise devient soudain aigu et s'aggrave de jour en jour.
La peau est complètement sèche et présente
de nombreuses taches rouges sur la poitrine, les épaules
et les deux bras. La malade se plaint d'une difficulté
à avaler. Haleine fétide. Etat critique.
Mlle Kobayashi, 19 ans. Se trouvait dans la rue, à 700
mètres du foyer d'explosion. A vomi plusieurs fois aussitôt
après. Très faible pendant les trois premiers jours.
Diarrhée. Puis paraît se remettre et reprend de l'appétit.
Le 18 août, son état empire soudain et elle est admise
à l'hôpital. Taches d'hémorragie sur tout
le corps. Complètement épilée. Pouls plutôt
bon. Classée dans les cas non critiques.
La chute des cheveux et des poils est un symptôme insolite,
mais indiscutable. Machinalement, j'ai tiré sur les miens.
Il faut dire que je n'en avais déjà plus beaucoup.
Pourtant, il en est venu une telle quantité que j'en ai
été malade de dépit.
Mlle Kobayashi a 38°9 de fièvre.
Elle se plaint de la gorge, de la poitrine et de l'abdomen. Sa
tête sans cheveux ressemble à un potiron. Cette fois
son état est aussi critique que celui de Mme Hamada.
Le docteur Katsube et le docteur Hanaoka ont déjà
procédé à 50 examens de sang. Le nombre de
globules des personnes qui se trouvaient entre 2 et 3 km du foyer
d'explosion, se situe entre 3 000 et 4 000. Pour ceux qui se trouvaient
plus près, ce nombre tombe à 1 000. On dirait que
plus près se trouvaient les malades, moins ils ont de globules
blancs. Si nous pouvions en examiner plusieurs centaines, nous
trouverions sans doute une relation précise entre le nombre
des globules et la distance.
Les taches sur la poitrine du docteur Sasada
ont disparu. Donc l'hémorragie souscutanée ne signifie
pas nécessairement la mort. Cette constatation nous a réconfortés.
Ma femme a de la fièvre. Je lui ai donné de l'aspirine
et du pyramidon.
Je m'aperçois ce matin que j'ai de la
peine à me rappeler le nom des gens. Cette perte de mémoire,
survenue après le pika, m'a troublé. Je me
rappelle encore moins les visages.
Le docteur Koyama me cite le cas de personnes que la vue de l'éclair
atomique a rendues complètement aveugles.
M. Sakai est mort. Il ne respirait plus qu'en haletant et était
devenu aveugle.
Mme Hamada est morte de la même façon.
Mlle Kobayashi commence à haleter et elle se plaint de
douleurs intolérables dans le ventre.
Ce soir, ma fenêtre est éclairée par la lueur
du bûcher où brûlent les corps de M. Sakai
et de Mme Hamada.
Mlle Kobayashi est morte. Nous avons décidé
de l'autopsier et j'ai assisté à l'opération,
dont le docteur Katsube s'est chargé.
Nous avons trouvé la cavité abdominale de la morte
pleine d'une boue sanglante. La rate était petite. Le foie
était brun sombre et couvert de petites taches d'hémorragie.
Les vaisseaux sanguins de l'estomac étaient dilatés.
Les intestins, comme le foie, étaient parsemés de
traces d'hémorragie.
Ainsi, nous savons maintenant pourquoi la pauvre Mlle Kobayashi
se plaignait tant d'avoir mal au ventre. Elle n'avait ni perforation
intestinale, ni péritonite, comme nous l'avions pensé
un moment. La cause de ses souffrances et de sa mort, ce sont
les petites hémorragies. Elles ne se manifestent pas seulement
à la surface du corps, mais aussi dans les organes internes.
Nous avons fait une autre observation. Le sang de la cavité
abdominale ne s'est pas coagulé. Il semble donc que de
même que le nombre de globules blancs diminue, le pouvoir
coagulateur du sang décroît.
D'accord avec le docteur Mizoguchi, j'ai résumé
toutes mes observations et j'ai fait afficher dans l'hôpital
le texte suivant :
« Note concernant la maladie des radiations
1. Le nombre de globules sanguins des personnes qui travaillent
maintenant à Hiroshima, mais qui ne s'y trouvaient pas
au moment de la chute de la bombe, est normal. Il en est de même
pour les personnes qui, pendant le pika, se trouvaient
dans les caves du central téléphonique. En conséquence,
ces personnes sont priées de poursuivre leur tâche
comme à l'accoutumée.
2. Les personnes dont le nombre de globules blancs a le plus diminué,
sont celles qui se trouvaient près du foyer d'explosion,
notamment les employés du central téléphonique
et du bureau du télégraphe.
3. Aucun lien n'a été observé entre la gravité
des brûlures reçues et la diminution des globules
blancs.
4. La perte des cheveux n'est pas nécessairement un symptôme
alarmant.
5. Les personnes dont le nombre de globules blancs est faible
doivent bien se garder de se blesser et de faire de trop grands
efforts, leurs capacités de résistance étant
affaiblies.
6. Les blessés doivent prendre garde à l'infection.
Ceux qui sont déjà infectés doivent se faire
traiter immédiatement, pour éviter que l'infection
ne s'étende à tout le système sanguin.
7. Selon les renseignements fournis par l'Université de
Tokyo, il ne semble pas que le danger de radiations résiduelles
soit à craindre ».
L'enquête sur les effets de la bombe continue encore aujourd'hui. Ci-contre, un représentant de la commission spéciale créée par les Etats-Unis, interroge une mère de famille qui habite maintenant dans la banlieue d'Hiroshima.
Chose curieuse, nous n'avons observé
aucun cas de tétanos. Pourtant la plupart des patients
présentaient des blessures pleines de saletés de
toutes sortes. Est-ce que les microbes du tétanos auraient
été tués par le pika ?
Autre constatation, plutôt effrayante : tous les rescapés
du pika sont incapables de prendre quoi que ce soit au
sérieux. L'humour fleurit de jour en jour sur ces lieux
de dévastation, comme s'il était l'ami de la mort.
Ma femme ne va pas bien ce soir. Sa température est montée
à 40°6 et elle a du mal à respirer. Au stéthoscope,
j'ai perçu un râle à la base du poumon droit.
Pneumonie. Heureusement nous avons maintenant des sulfamides en
quantité.
Ce matin, un bateau nous a amené un
chargement de vêtements : uniformes de marins pour les femmes,
tenues de campagne kaki pour les hommes.
Encore une fiche médicale
Mlle Nishii Emido, 16 ans. Examinée pour la première
fois le 28 août, se plaignait d'un malaise général,
d'insomnies. Taches sur le corps. Se trouvait, au moment de l'explosion,
au second étage du central téléphonique,
un édifice en béton situé à 500 mètres
du point de chute. Aussitôt après, elle s'est sentie
étourdie et faible. A vomi à plusieurs reprises.
Malaises et nausées pendant les trois jours suivants. Puis
amélioration. Elle retrouve l'appétit et reprend
son travail malgré la diarrhée et une légère
faiblesse. A partir du 23 août, commence à perdre
ses cheveux. Le malaise s'accroît. Dans la nuit du 27, douleurs
abdominales ; pour la première fois les taches apparaissent.
La surface interne des paupières suggère l'anémie.
Bruit de râle provenant de la face antérieure des
deux poumons. Pouls faible, mais rapide : 130 battements à
la minute, respiration : 36, température : 40°. Constipée.
Morte le 29 en se plaignant d'une extrême difficulté
à respirer.
Les blessures de mon visage, de mes épaules
et de mon dos me laissent à peu près en paix. Mais
celle de ma cuisse fait de plus en plus mal.
La liste des morts s'allonge. La cause de ces morts est toujours
une hémorragie interne, mais ce n'est pas toujours le même
organe qui est touché. Les plus fréquemment touchés
sont le foie et la rate, et, chaque fois, à l'autopsie,
ils paraissent réduits en dimension, surtout la rate.
Sur les 190 médecins qu'il y avait à
Hiroshima le jour du pika, 72 sont morts ou disparus.
Ma femme va mieux.
Je viens d'avoir la visite de mon ami M. Hashimoto,
qui est venu nous aider comme volontaire après le pika.
Au moment de l'explosion, il se trouvait dans un car électrique,
qui quittait la station d'Itsukaichi, à destination d'Hiroshima.
je lui ai demandé de me raconter ce qu'il avait vu.
- Le car venait juste de quitter la gare, m'a-t-il dit, lorsque
j'ai entendu une détonation terrible. Au même moment,
le car s'arrêta, faute de courant et tous les voyageurs
sautèrent sur la chaussée. Je vis alors un énorme
nuage s'élever au-dessus d'Hiroshima, de chaque côté
de jolis nuages plus petits formaient comme un écran doré.
Je dois dire que de ma vie je n'ai rien vu d'aussi magnifique.
La beauté de ce spectacle défie toute description.
Je me suis levé avec l'impression d'avoir les idées claires. Depuis le pika, c'est la première fois que je me sens capable de me concentrer. J'en ai profité pour établir 20 nouvelles fiches médicales.
En général, les malades qui se trouvaient le plus près du foyer d'explosion, sont ceux qui présentent les symptômes les plus graves, et inversement. Il y a pourtant des exceptions. Certains qui se trouvaient très près n'ont qu'un minimum de symptômes et un nombre de globules blancs à peu près normal. En étudiant chaque cas individuellement, la raison de ces exceptions m'est apparue : ces malades se trouvaient à l'abri de murs de bétons ou simplement de gros arbres.
En rentrant dans ma chambre tout à l'heure, j'ai trouvé quinze lettres qui m'attendaient. Cette nuit l'électricité a été rétablie !
M. Shioto est venu me voir :
- Ma maison, me dit-il, avait été sérieusement
abîmée, mais enfin elle tenait encore debout. Hélas
! 250 soldats envoyés de Tokio, pour aider à déblayer,
y ont établi leur quartier général ils ont
démoli ou emporté tout ce que l'explosion avait
épargné.
Pour moi, je n'ai rien à risquer de ce côté-là.
je n'ai plus de maison.
Pour la première fois depuis le 6 août, j'ai pris un bain malgré mes blessures je ne pouvais plus supporter l'odeur que dégageait mon corps.
J'ai reçu la visite d'un employé des Affaires générales qui avait la grave responsabilité de veiller sur l'effigie de l'Empereur. Il se trouvait dans un autobus au moment de l'explosion. Aussitôt, sans prendre garde aux murs qui s'abattaient autour de lui, il a couru jusqu'au Ministère pour gagner l'incendie de vitesse. Le portrait de l'Empereur se trouvait au quatrième étage. Avec l'aide de plusieurs collègues, il décida de le transporter au château d'Hiroshima, parce que de ce côté on voyait s'élever moins de fumée qu'ailleurs. Un de ses collègues le chargea sur son dos, un autre prit les devants, et le cortège se mit en route. Mais lorsqu'ils arrivèrent au château, un soldat leur dit que l'incendie menaçait et ils rebroussèrent chemin, vers les digues de la rivière Ota. Il y avait tant de morts et de mourants sur leur chemin, qu'à la fin ils furent obligés de s'arrêter. Alors ils se mirent à crier : « Le portrait de l'Empereur ! Le portrait de l'Empereur ! » Aussitôt tous ceux qui pouvaient encore marcher ou seulement faire un geste saluèrent et s'écartèrent. Et ainsi le portrait de l'Empereur put miraculeusement passer et être déposé en lieu sûr. Je l'avais cru détruit par le feu. Cette nouvelle m'a fait chaud au cur.
J'ai appris aujourd'hui une nouvelle locution. Les gens parlent des « mines de la ville » pour désigner les richesses enfouies sous les ruines. Il va de soi qu'il y a maintenant beaucoup de mineurs à Hiroshima. Au début je trouvais cela indigne. A présent, je m'en désintéresse complètement.
On vient de m'apprendre que le port d'Hiroshima
va être occupé par les Américains. Les gens
sont en train de mettre des serrures à leurs portes. On
dit que les Alliés sont grands amateurs de femmes et qu'ils
sont gentils avec elles.
j'ai rencontré près de l'hôpital un groupe
d'enfants qui jouaient joyeusement. Leurs jouets : des morceaux
de verre, des morceaux de bois et des cailloux. L'un d'eux avait
un portrait de l'Empereur, qu'il avait posé par terre et
sur lequel il avait fait un pâté avec de la boue.
- Où as-tu pris ce portrait ? lui ai-je demandé.
Sais-tu qu'il représente Sa Majesté l'Empereur ?
- Il y en a des tas à l'ancien Quartier Général,
me répondit l'enfant, inconscient d'avoir commis un sacrilège.
- Vous devriez avoir plus de respect, ai-je rétorqué.
Vous feriez mieux de me le donner.
Ils n'ont rien trouvé à dire et je l'ai emporté.
On répare encore les dégâts d'il y a dix ans. Ces travaux, qui encombrent en 1955 une des rues principales de la ville, montrent que la reconstruction de routes et d'égouts se poursuit sans arrêt.
Tout à l'heure, j'ai entendu ce fragment
de conversation entre deux jeunes gens :
- Cette fille est folle, disait l'un. Elle n'a même pas
eu honte en public. Comment peut-elle se laisser aller à
une pareille chose ! De rage, je l'ai fichue à la mer.
Apparemment, ce garçon avait vu sa fiancée se promener
au bras d'un soldat de l'armée d'occupation. On ne peut
s'étonner de sa réaction : depuis des années
on a appris à ces jeunes gens à haïr l'ennemi.
Cependant, sans approuver le traitement qu'il a infligé
à la pauvre fille, je suis obligé de dire que si
j'avais été à sa place, j'en aurais fait
exactement autant. A mon avis, la meilleure solution est que les
filles ne se montrent pas : cela leur éviterait les tentations
aussi bien qu'aux soldats américains.
Aprés le déjeuner, je faisais
la sieste sur mon lit. Un employé accourt hors d'haleine
pour me dire : « Monsieur, il y a un officier américain
à la porte de l'hôpital. »
Réveillé en sursaut, je me sens pendant un instant
plein de terreur et d'angoisse et, sans réfléchir,
je réponds : « Ignorez-le ! »
- Ne dites pas de pareilles choses, me réplique l'employé.
Il est dans l'entrée. Il faut que vous alliez le voir.
Comme il finissait de prononcer ces mots, j'entends des pas dans
l'escalier et je vois apparaître un jeune officier de bonne
apparence, accompagné d'un garde du corps qui porte un
pistolet et qui sert d'interprète. Je leur dis que j'étais
le directeur de l'hôpital et leur fais visiter les lieux.
L'officier paraît plus intéressé par les traces
du typhus qui a sévi ici il y a quelques jours que par
celles de la bombe atomique. En route, nous rencontrons ma femme
; l'officier me demande si elle a ressenti l'effet de l'explosion.
Je lui réponds qu'elle a reçu plusieurs blessures
et qu'elle est devenue anémique. Prenant les bras de ma
femme, je lui relève les manches pour découvrir
ses cicatrices. L'officier hoche légèrement la tête
avant de s'en aller.
Cela ne va pas du tout aujourd'hui. J'ai une
douleur au bas de l'abdomen, de la fièvre, une grande faiblesse
et de la difficulté à m'appliquer au moindre effort.
Je me demande si je n'ai pas respiré le « mauvais
gaz » comme les gens l'appellent, en me promenant hier dans
les ruines.
Le soir, diarrhée sanglante, je meurs de soif. Je ne dors
pas de la nuit.
Diarrhée de pus, de sang et de mucus. De ma vie je ne me suis senti si faible.
La codéine que j'ai prise semble avoir agi. Diarrhée en régression. J'ai un peu dormi.
Toujours la codéine. Nette amélioration.
J'ai repris de l'appétit.
M. Yamashita est venu me voir et je me suis senti assez de force
pour le laisser entrer. Il a l'habitude de tenir un journal et
il m'a montré ce qu'il a écrit à la date
du 6 août :
« J'entendis tout à coup le bruit d'un avion ennemi.
Je me tournai vers ma femme et lui demandai : Ne serait-ce pas
le bruit d'un B-29 ?
Au même moment, vers le Nord, il y il eut un éclair
jaune, j'entendis une énorme déflagration et me
retrouvai assis par terre.
Je me mis à crier : Cette fois c'est pour nous !
Je m'agrippai à un pilier et ma femme, surgissant derrière
moi, se jeta dans mes bras.
Par chance, la maison tint bon. Nous nous précipitâmes
dehors. Déjà tout le long de la rue, les toits de
paille des maisons brûlaient. »
La maison de M. Yamashita se trouvait à deux kilomètres
du foyer d'explosion. C'est ce qui explique qu'elle a pu résister.
Une pensée tout à coup me frappe : jusqu'au dernier
moment, ce M. Yamashita a cru en la victoire du japon. Je me demande
s'il y a jamais eu, avant nous, un autre peuple battu dans le
moment même où il croyait si fermement en sa victoire.
Deux jeunes officiers américains sont
venus me demander. Je m'enroule une écharpe autour du ventre
et je leur fais visiter l'hôpital. Je suis très impressionné
par leur bonne apparence et par l'élégance de leur
uniforme. On devine à les voir qu'ils sont citoyens d'un
grand pays.
Ce soir, Mme Hiyama, qui vit ici depuis que la bombe a détruit
sa maison, a mis au monde un bébé. Je suis tout
heureux de constater que la mère et l'enfant semblent absolument
normaux. Cette naissance est la première à l'hôpital
depuis le pika.
Cet après-midi, nous avons eu la visite
de deux groupes de soldats. Les premiers ont examiné avec
beaucoup d'attention tout ce que je leur ai montré. L'un
de ces soldats doit être maître d'école dans
le civil, parce que chaque fois que j'essaie d'expliquer quelque
chose dans mon mauvais anglais, il me reprend pour corriger ma
prononciation.
Les seconds ont amené un interprète. L'un d'eux,
debout devant une fenêtre, dit tout à coup :
- Et vous, que pensez-vous du bombardement ?
- Je suis un bouddhiste, lui ai-je répondu, et depuis l'enfance
on m'a appris à me résigner. J'ai perdu mon foyer
et ma santé, mais je me considère comme un homme
fortuné puisque ma vie et celle de ma femme ont été
préservées par le ciel.
- Je ne puis partager vos sentiments, dit alors le jeune Américain
d'un air sombre. A votre place, il me semble que je ferais au
pays responsable un procès en dommages et intérêts.
Il reste encore un long moment à contempler nos ruines
par la fenêtre avant de s'en aller.
Longtemps après, il m'a semblé l'entendre encore
parler.
« Faire un procès au pays... Faire un procès...
»
J'ai eu le sentiment que ces mots demeureraient pour moi à
jamais incompréhensibles.
(1) Pika peut approximativement se traduire par éclair
et don par « boum ». Il est à remarquer
que les survivants d'Hiroshima appelaient l'explosion pikadon
ou pika selon qu'ils se trouvaient loin ou près
du point de chute.
(2) Les ruines de ce monument ont été laissées
telles quelles pour servir de mémorial de la première
explosion atomique.