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Devant 25 millions d'américain, une émission T.V. de 3 heures, a passé en revue, le 6 juin 1985, les différents dangers du nucléaire. Le lendemain même, l'opinion américaine en était bouleversée. Sans les images, le compte rendu écrit de ce document exhaustif n'apprendra pas grand-chose au lecteur de Science & Vie, qui est habitué à des textes plus précis et plus étayés. Nous le publions tout de même parce qu'il nous paraît être un modèle d'information de masse.

Le pays qui fut le premier à libérer artificiellement la force naturelle de l'atome, celui qui est actuellement la première puissance nucléaire du globe, dénonce ouvertement ses propres armes à la justice populaire, devant le tribunal du petit écran. Aucun aspect des problèmes n'a été escamoté semble-t-il, contrairement à ce qui se passe ailleurs. La télévision a joué, ici, son rôle d'indépendance.

C'est une des trois chaînes géantes de la télévision commerciale des Etats-Unis ABC (American Broadcasting Corporation), dont le réseau couvre la totalité du continent nord-américain, qui consacre trois heures à cette émission entre 20 et 23 heures. C'est peut-être la première fois que l'opinion publique de tout un pays est appelée à participer à une séance de réflexion collective concernant les différents aspects du danger nucléaire.

Tout ce qui a été révélé le 6 juin sur les écrans américains n'était pas inédit: le lecteur de Science & Vie est déjà averti de la plupart des faits énoncés par ce reportage. Concernant, par exemple, la prolifération nucléaire (voir Science & Vie n° 803 p. 52). Quarante ans après Hiroshima, la bombe s'est multipliée. Officiellement, seuls les Etats-Unis, l'Union soviétique, la France, la Grande-Bretagne et la Chine détiennent cette arme. Mais huit autres pays sont dès à présent des prétendants sérieux et, en l'an 2000, ils seront sans doute une quinzaine à la posséder dont le sous-continent asiatique, le Moyen-Orient, l'Afrique du Sud, l'Amérique latine - toutes zones d'instabilité notoire.

Parmi ces candidats inavoués, il y a d'abord deux pays qui se détestent: l'Inde et le Pakistan. Ils n'ont adhéré, ni l'un ni l'autre, au traité international de non-prolifération nucléaire. Bien que niant être en possession de la bombe ou même oeuvrer dans ce sens, ils ne s'en font pas moins un chantage mutuel au nucléaire. Les journalistes de la chaîne ABC ont pu en débattre avec Rajiv Gandhi, Premier ministre indien, comme avec le général pakistanais Akran. Ainsi le Pakistan, malgré ses démentis, est certainement en train de développer la bombe dans son "centre d'étude" de Kahuta. Et on retrouve la "Pakistanese connection" dans presque toutes les affaires plus ou moins occultes d'exportation de matériels critiques utilisés par la recherche et l'industrie nucléaires, et qui sont théoriquement soumis à embargo. Les efforts du Pakistan sont appuyés en sous-main par des industriels français, suisses, belges et allemands, qui fournissent de l'équipement et des informations technologiques, sans doute encouragés par certains de leurs gouvernements.

Une aide confirmée au cours de l'émission par l'ex-président Jimmy Carter. Des émissaires pakistanais "courent les magasins" d'Europe, pour y acheter des pièces métallurgiques spéciales servant à l'enveloppe d'une bombe nucléaire. En juin dernier, on arrêtait aux Etats-Unis un agent pakistanais qui tentait de se procurer une cinquantaine de krystrons, utilisés dans les systèmes d'amorçage des bombes A

Certains pensent que l'Inde qui en 1974 avait surpris le monde par une explosion souterraine "pacifique" (voir Science & Vie n° 694, 700, 706, 761, 803, 808) dans le désert du Rajasthan, dispose maintenant d'un stock d'armes nucléaires opérationnelles. Elle est en tout cas en état de produire assez de plutonium dans son réacteur Cirus de Bombay, pour alimenter en explosif une dizaine d'engins par an.

L'Afrique du Sud, après avoir annoncé en 1970 qu'elle avait mis au point un nouveau procédé d'enrichissement du plutonium, s'est entre-temps enfermée dans le silence. Mais les satellites espions soviétiques ont détecté un site d'essais pour explosions expérimentales dans le désert de Kalahari. Sous la pression américaine, Pretoria s'engageait à l'abandonner. Mais en 1979, un satellite américain enregistrait une déflagration lumineuse de type apparemment atomique au large du pays. L'innocence nucléaire de l'Afrique du Sud reste admise au niveau diplomatique, mais les services secrets US ont leur idée sur ce sujet (voir Science & Vie n° 747, 748,781).

La volonté du Brésil et de l'Argentine, deux puissances rivales, d'accéder à la force nucléaire, est un sujet officiellement tabou mais ne fait de doute pour personne. L'Argentine a lancé ses premières recherches sous le règne de Péron, et possède actuellement le programme le plus avancé d'Amérique latine.

Les Allemands de l'Ouest, qui ont fourni aux Argentins leur réacteur de puissance Atucha I, leur apportent aussi une aide appréciable en technologie de retraitement du plutonium. Paradoxalement, la législation américaine, qui devrait interdire dans ce cas toute exportation de matériel nucléaire vers la RFA, reste inappliquée. Mieux, la salle de contrôle de l'usine de retraitement, actuellement en construction, est équipée par des firmes américaines. En outre, l'Argentine est en train de créer, au pied des Andes, un centre ultra-moderne et ultra-secret d'enrichissement de l'uranium. Dans cinq ans, l'existence d'une bombe atomique aux couleurs argentines ne sera plus une question de technique mais de volonté politique. Raoul Alfonsin, le président argentin, affirme dans l'émission: " Nous avons décidé de ne pas construire de bombe, de ne pas entreprendre d'essais nucléaires... Nous ne voulons pas de bombe atomique en Amérique latine. " Il reste que ce pays refuse toujours de signer le pacte de non-prolifération et progresse activement dans la voie de l'armement nucléaire (voir Science & Vie n° 803).

De son côté, le Brésil poursuit lui aussi un programme nucléaire très important. Parallèlement à ses trois réacteurs de puissance (six autres sont en option), et une usine d'enrichissement susceptible de produire de l'uranium militaire mais soumise à un contrôle international, le Brésil a pris l'initiative d'une opération secrète et non sujette à l'inspection étrangère. On comprend mal l'objet d'une pareille entreprise dans un pays aux ressources hydro-électriques inépuisables.

L'atome bouge aussi du côté du Moyen-Orient. La capacité nucléaire d'Israël est un secret de polichinelle. On sait maintenant que les 100 kg d'uranium enrichi - de quoi construire quatre bombes - qui ont disparu de l'usine Numec, en Pennsylvanie, en 1981, ont pris le chemin d'Israël. Mais bien avant cela, ce pays disposait du plutonium produit dans le réacteur de "recherche" de 26 MeW de Dimona, dans le désert du Negev, construit par les Français. Il a, depuis, augmenté la capacité de ce centre et créé de toutes pièces une usine de retraitement. Il se pourrait même qu'Israël dispose d'engins balistiques de portée intermédiaire, Jéricho, à ogive nucléaire, ainsi que d'artillerie atomique, le tout déployé dans le Negev et sur les hauteurs du Golan. La condamnation récente, aux Etats-Unis, d'un Américain qui vendait des krystons par centaines aux Israéliens ajoute un nouveau soupçon, pour ne pas dire une nouvelle preuve. Mais la force principale des armes atomiques est pour l'instant encore le silence ou, à défaut, la parole équivoque: " Israël n'introduira jamais d'armes nucléaires au Moyen-Orient ", a dit Shimon Perez devant les caméras américaines.

L'Irak s'apprête-t-il à sortir sa propre bombe ? En 1981, l'aviation israélienne anéantissait le réacteur nucléaire de Tammuz, construit par la France (voir Science & Vie n°767). Le prétexte était l'utilisation de la centrale à des fins militaires. L'Irak avait bien ratifié le traité de non-prolifération, mais la technologie du réacteur donnait en effet à supposer que sa vocation n'était pas strictement civile. Le bombardement n'a pourtant pas ébranlé les aspirations nucléaires des pays arabes. Mustapha Tlass, ministre syrien de la Défense, a déclaré aux journalistes: Il faut que les Arabes mettent au point des armes nucléaires. C'est pour eux une nécessité et un droit. Pour un pays qui veut défendre son indépendance, la bombe atomique est ce que le colt était au cow-boy.

DE LA PREMIERE EXPLOSION NUCLÉAIRE (JUILLET 1945)...

... A LA GUERRE DES ÉTOILES [MARS 1983). LES AMÉRICAINS EN DÉBATTENT A LA TÉLÉ.

Le dernier candidat est la Libye. Mais même les Soviétiques, qui lui ont pourtant construit un centre de recherche nucléaire à Tajura, refusent de lui fournir la bombe. En 1970, le colonel Kadhafi dépêchait le major Jalloud en Chine pour négocier l'achat d'une bombe. Refus des Chinois. La Libye a versé des centaines de millions de dollars au Pakistan dans l'espoir de bénéficier des retombées de la recherche nucléaire de ce pays. Elle s'est ensuite tournée vers l'Inde, en lui proposant son pétrole contre de la technologie atomique. Fin de non-recevoir. Elle s'est adressée à l'industrie beige, française. L'Europe, elle aussi, a dit non. L'Argentine s'est montrée plus coopérative, en échange d'armes fournies par la Libye pendant le conflit des Malouines. Une collaboration restée sans lendemain. A la télévision américaine, Kadhafi se défend, presque avec dégoût, de convoiter l'arme atomique, alors que son peuple soupire après tant d'autres commodités, Mohammed al Mougariaf, ancien bras droit de Kadhafi entré dans l'opposition, conclut philosophiquement: " Ce n'est pas le premier ni le dernier mensonge de Kadhafi. "

Les mesures contre la prolifération des armes nucléaires sont, au mieux, très aléatoires. La sécurité du monde tient à un accord international (mais pas mondial) de 1968: le traité de non-prolifération nucléaire sous l'égide de l'ONU, qui peut être violé à chaque instant et qui de toute façon expire dans dix ans (1). Le dispositif de contrôle, qui doit assurer le respect du traité, est confié à l'Agence Internationale de l'Energie Atomique (AIEA), elle est chargée de vérifier que la recherche nucléaire, dans les pays concernés, n'est pas dévoyée vers des buts militaires. Un pouvoir de police très faible, une autorité morale précaire, des moyens de surveillance dérisoires Il existe actuellement dans le monde 345 centrales atomiques réparties dans 26 pays; 52 nations possèdent des centres de recherche nucléaire. Or, l'atome militaire est frère jumeau de l'atome civil et les activités à caractère pacifique débouchent facilement sur des utilisations militaires (voir Science & Vie n° 803).

On est à peu près sûr que le Japon et l'Allemagne fédérale, par exemple, respecteront leur engagement à ne pas produire d'amies nucléaires. Ce sont le pays du Tiers-monde qui causent le plus d'inquiétude, car la multiplication sauvage des engins de destruction constitue un danger encore plus grand que la course aux armements des super puissances. D'autant que les technologies conduisant à la fabrication d'explosifs, comme la centrifugation et, bientôt, l'enrichissement de l'uranium, par laser, miniaturisent et se prêtent de plus en plus à la production clandestine. Ce qui était le monopole des nations riches est désormais à la portée de plus d'un pays défavorisé. Or, l'équilibre nucléaire dam le monde repose sur le fait que les systèmes d'armes des Etats-Unis et de l'Union soviétique sont relativement à l'abri d'une attaque ennemie, ce qui neutralise l'action de l'un vis-à-vis de l'autre. Mais si des gouvernements du Moyen-Orient ou d'Asie deviennent maîtres de l'atome, les armes nucléaires et leurs vecteurs seront nécessairement moins complexes et par conséquent plus vulnérables. Dès lors, un conflit atomique devient quasi inévitable, avec de grandes chances de ne pas rester localisé.

Il faut prendre très au sérieux aujourd'hui la menace d'un terrorisme nucléaire. La bombe à plutonium compacte existe: l'armée U.S. dispose d'un engin portatif de 29 kg (voir Science & Vie n° 761 et 810) dont la charge de plutonium ne pèse que 10 kg. Elle est capable d'effondrer le plus gros gratte-ciel de New York et, ce faisant, de tuer plus de gens que la bombe d'Hiroshima. Avec quelques connaissances techniques et un peu d'argent, un amateur éclairé peut s'en fabriquer une. Les plans sont pratiquement dans le domaine publie, les composants se trouvent dans le commerce. Quant au combustible, il suffit de le voler. A eux seuls, les Etats-Unis ont un stock de 500 tonnes de plutonium - la valeur de 30 000 bombes - réparti dans d'innombrables installations. Pas toujours bien gardées, comme la prouvé l'exercice suivant: en 1982, dans une des principales usines américaines d'armes atomiques, un raid, (simulé) par une bande de (faux) terroristes contre la chambre forte contenant le plutonium, a pleinement "réussi", les (vrais) gardiens n'ayant réagi que 16 minutes après le départ des (faux) voleurs. D'autres installations ont été testées de la même manière, avec des résultats guère plus rassurants.

Ne nous fions pas trop non plus à l'atome dit pacifique, explique ABC qui parle des problèmes de l'industrie nucléaire aux Etats-Unis, de ses déboires économiques et de son manque de sécurité. Le risque maximal, bien sûr, c'est la fusion du coeur d'un réacteur, le fameux "syndrome chinois", avec pour conséquence le passage des produits de fission radioactifs dans l'atmosphère et la contamination des populations. La probabilité qu'une telle catastrophe se produise dans les vingt prochaines années, même en présence de toutes les précautions, est de 50 %, selon les calculs de la Nuclear Regulatory Commission (NRC), l'instance gouvernementale qui élabore et fait appliquer les consignes de sûreté nucléaire dans l'industrie américaine. L'émission télévisée du 6 juin cite la France, qui produit 60% de son énergie électrique grâce à l'atome, comme le pays qui maîtrise le mieux les problèmes de sûreté nucléaire, du fait d'un contrôle étatique rigoureux. L'Amérique, disent ces journalistes américains, a joué le jeu de la libre concurrence et de l'économie libérale dans un domaine qui devrait être strictement réglementé par le pouvoir. Résultat: ses 85 centrales en activité et les 33 autres actuellement en construction (2) répondent à une foule de conceptions technologiques différentes qui rendent la mise en vigueur d'un code de sûreté pratiquement inopérant.

Les centrales nucléaires aux Etats-Unis ont connu 5060 incidents en 1983, mineurs pour la plupart, il est vrai, mais dont certains ont quand même nécessité l'arrêt du réacteur; elles ont dû être temporairement inactivées à un rythme six fois et demi supérieur à celui que connaissent les centrales japonaises, par exemple (voir Science & Vie n°709, 726, 751). On a relevé 27 cas pour lesquels les ingénieurs sont encore incapables de fournir une solution. Il y a eu des vices de construction, des erreurs grotesques dans les plans. Des accidents sérieux ont entraîné la fermeture définitive de plusieurs réacteurs. La NRC elle-même est mise en accusation: on lui reproche de cultiver les intérêts des industriels plutôt que ceux du public, de se laisser guider par les pressions économiques et non par les impératifs de sécurité, de s'en remettre à la parole des constructeurs au lieu d'inspecter le détail des travaux, de donner des autorisations de construire dans des situations aberrantes, comme celle de Diablo Canyon, entre San Francisco et Los Angeles, en pleine zone d'instabilité sismique.

La gabegie dans l'industrie nucléaire américaine s'avère monstrueuse (voir Science & Vie n°779). Depuis 1979, plus de 100 contrats pour de nouveaux réacteurs signés ont ensuite été résiliés. La centrale de Midland, dans le Michigan annulée en pleine construction, parce qu'elle s'enfonçait dans le sol. Coût prévu: 267 millions de dollars; facture: 4 milliards de dollars. Et la télévision américaine multiplie les exemples L'énergie atomique: la catastrophe financière du siècle, tout au moins pour l'Amérique, décrète l'économiste Charles Komanoff devant les caméras. Et encore un coup de chapeau à la France, qui a su normaliser et rationaliser sa technologie nucléaire, la rendant ainsi payante.

Le cas de Three Mile Island (voir Science & Vie n° 748) reste, pour les Américains, l'exemple de l'accident nucléaire arrêté au bord de la catastrophe. On a frisé celle-ci de beaucoup plus près, nous révèle la chaîne ABC, qu'il n'était apparu tout d'abord. On a été à deux doigts de la fusion intégrale du coeur, qui aurait tué des milliers de personnes dans un rayon de 20 km, contaminé l'environnement jusqu'à 300 km, induit des cancers jusqu'à plus de 1000 km. La température au coeur du réacteur est montée à 2 800° C, provoquant la fonte d'une partie des matériaux et l'émission de particules radioactives d'un spectre beaucoup plus varié qu'on ne pensait au début. L'état d'alerte décrété dans la région n'était pas à l'échelle du véritable danger. Les taux de radiation qui s'échappaient de la centrale ont été calculés à la source, la plupart des compteurs de l'usine se trouvant saturés tant le niveau de radioactivité était élevé. On aurait - les autorités le contestent - relevé des taux de strontium 99 fois plus importants que dans les retombées d'explosions nucléaires atmosphériques, après les essais des années 50 (3). Les conclusions officielles furent hâtives - et lénifiantes - , anticipant sur la collecte et l'analyse complètes des renseignements.

Et l'on commence seulement à faire le vrai bilan sanitaire de l'événement: chez les humains, des cas multiples d'alopécie subite ou au contraire de pilosisme généralisé, des dermatoses, des épidémies de diarrhée, de l'hypothyroïdie chez les nouveau-nés, des fausses couches en nombre tout à fait anormal, une incidence de cancers six fois plus élevée qu'à l'ordinaire. Chez le bétail, des veaux mort-nés, un déclin très net des naissances, un retard dans le développement des jeunes animaux. Chez les plantes, des cas de gigantisme jamais observés auparavant. Les assurances ont accepté de verser 4 millions de dollars aux victimes, tout en précisant qu'elles préféreraient dédommager les plaignants plutôt que de s'engager dans des actions devant les tribunaux (3).

Réquisitoire cinglant aussi contre les procédés mis en oeuvre pour se débarrasser des déchets radioactifs qui pourraient bien affecter la Terre pendant des milliers ou des millions d'années, voire pour l'éternité, et causer au cours des siècles à venir des dommages génétiques irréversibles. Car les éléments radioactifs que l'homme jette aujourd'hui dans la nature ont un potentiel ionisant de très longue durée. Le strontium 90 reste dangereux pendant 300 ans. Le plutonium 239 continue d'être mortel pendant 240 000 ans. La menace du technétium 99 s'étend sur deux millions d'années.

L'industrie nucléaire - à usage civil - aura en l'an 2 000 épanché sur la planète plus de 250 000 tonnes de produits dont on peut difficilement prétendre qu'ils soient biodégradables (voir Science & Vie n° 742, 754, 804).

La chaîne ABC démasque encore l'irresponsabilité et l'incompétence des services chargés de mettre ces produits en sûreté. On les cache, on ne les rend pas inoffensifs. Des régions entières en Amérique sont ainsi devenues impropres à l'habitation. Les méthodes d'enfouissement de ces matières relèvent de l'amateurisme le plus primaire. On voit des containers ouverts, chargés de tritium (l'isotope de la bombe H), enterrés dans des tranchées à fleur de sol. Les spécialistes sont toujours sûrs de leur affaire, mais on découvre que des dépôts garantis pour cent ans ont déjà contaminé la nappe phréatique et les cours d'eau environnants. L'ironie veut même que l'Amérique ne sait toujours pas comment se défaire des milliers de tonnes de déchets radioactifs provenant de la fabrication de la bombe d'Hiroshima, ils sont tout bonnement entreposés dans une vieille usine dans l'Etat de New York. Le monde est démuni techniquement face à cet énorme risque mais, décidément, ces Américains sont bien francophiles, car leur télévision affirme que notre usine de retraitement de La Hague est la seule installation sérieuse du monde. Comme quoi l'atome est toujours plus vert de l'autre côté.

Mais la charge la plus dure de ces journalistes est dirigée contre la stratégie nucléaire des supergrands, y compris celle des Etats-Unis eux-mêmes. Le dossier est lourd sur l'inflation démentielle des armements atomiques: de la première bombe larguée sur Hiroshirna à aujourd'hui, le nombre de ces engins est monté à 50 000 dans le monde. La surcapacité de tuer et de détruire finit par n'avoir plus aucun sens. La chaîne ABC s'en prend tout particulièrement au président Reagan et à son projet de militarisation de l'espace, dit de la "guerre des étoiles" (voir Science & Vie n° 809 où notre avis est plus nuancé), bien que, en principe, il soit nucléaire. Une utopie grandiose mais irréalisable, dit l'émission. Seul Reagan lui-même et Edward Teller, père de la bombe H américaine et vieux faucon acharné, défendent cette vision. En face, d'anciens ministres de la Défense repentis et Bethe, prix Nobel de physique, qui démontre la vanité de faire reposer la vie d'une nation, de l'humanité peut-être, sur les technologies non éprouvées. La sécurité nationale confiée à des artistes de science-fiction. Cette chimère, dit le commentaire, est le reflet d'une foi aveugle, naïve, dans la toute-puissance et l'infaillibilité de la technologie.

Cette stratégie, dans l'idée de ces auteurs, serait une sorte de renoncement à la course aux armements offensifs. Mais les personnalités soviétiques interviewées à Moscou par la chaîne ABC ont déclaré qu'il s'agissait, de la part des Etats-Unis, d'une escalade pure et simple.

La cause est donc bien entendue. L'atome dans cette affaire est bel et bien condamné. Et si les défenseurs de l'atome faisaient appel ? Ils auraient en tout cas un argument de poids: à défaut d'énergie nucléaire, que feront nos petits-enfants alors qu'en un siècle nous aurons épuisé 300 millions d'années de réserve d'énergie fossile ? Dilemme; la civilisation doit-elle périr par l'atome ou s'arrêter par manque d'énergie ?

Georges Dupont,
Science & Vie n°814, juillet 1985.

 

1 ) Ce traité n'a pas été ratifié par la France qui invoque sa nature discriminatoire à l'égard des pays n'appartenant pas au club atomique. Sa signature implique par ailleurs certaines restrictions en matière d'exportations de haute technologie et la France tient à garder les mains libres.

(2) Les USA sont le premier pays nucléaire du monde, quoique 14 % seulement de leur électricité soient d'origine atomique.

(3) La décontamination et le déblaiement de l'unité sinistrée coûteront au propriétaire un milliard de dollars

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