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L'Iran construit-il des armes nucléaires ?

Riche en pétrole et en gaz naturel, l'Iran mène un programme nucléaire que justifie mal la seule production d'électricité.

En 1995, le gouvernement iranien annonce qu'il a signé des contrats d'un montant de 4,5 milliards de francs avec le ministère russe de l'Énergie atomique, afin de construire une centrale nucléaire près de la ville de Bushehr, sur le golfe Persique. Aussitôt les États-Unis réagissent : le secrétaire d'État américain Warren Christopher fait campagne pour éviter que les Russes n'aident ainsi l'Iran à constituer un arsenal nucléaire. Il n'a pas gain de cause, mais le projet a peu progressé au cours des 30 derniers mois, et de nombreux experts pensent que le coût final sera bien supérieur aux prévisions initiales.

Le projet de Bushehr est déconcertant: pourquoi l'Iran, qui a d'énormes réserves de gaz naturel et d'autres combustibles fossiles, investit-il plusieurs milliards de francs dans une centrale nucléaire qui produira de l'électricité à un coût supérieur à celui d'une centrale thermique?

Naturellement la centrale de Bushehr pallierait la grave pénurie d'électricité qui gêne le développement du pays, et sa construction s'accompagnerait de la formation d'ingénieurs capables de faire fonctionner des réacteurs nucléaires (civils, producteurs d'électricité, mais aussi militaires, producteurs de plutonium). À plus court terme, le projet de Bushehr serait une excellente couverture pour des activités de contrebande: le ministère russe de l'Énergie atomique enverra jusqu'à 3 000 techniciens et 7 000 tonnes d'équipements pour la réalisation du projet, créant ainsi un trafic suffisamment intense pour couvrir des transferts clandestins d'équipements, de matériels et de compétences.

Le projet de Bushehr a toutefois l'avantage (faible) qu'il permettra de tester les mesures de lutte contre la prolifération nucléaire qui seront bientôt mises en oeuvre par l'Agence internationale de l'énergie atomique (AIEA), établie à Vienne. À la suite de la guerre du Golfe, lorsque le monde découvrit que l'Irak avait trompé les inspecteurs de l'AIEA et conduit un programme clandestin de construction d'une bombe atomique, l'AIEA a révisé ses modalités d'inspection et de surveillance et établi un programme nommé 93 + 2. Les responsables du nucléaire iranien ont accepté de se soumettre aux inspections définies par ce programme; tiendront-ils leurs engagements?

Deux petits centres de recherches nucléaires

Malgré les efforts des services secrets occidentaux, on ignore encore si l'armée iranienne a ou non un programme nucléaire actif. La défaite de l'Irak, en 1991, a convaincu le gouvernement iranien que le pays ne pouvait compter sur ses seules forces conventionnelles pour dissuader une intervention des Occidentaux dans la région du Golfe : les armes nucléaires permettraient d'éviter les ingérences occidentales et, aussi, de lutter contre des ennemis plus proches, tel l'Irak, qui utiliseraient des armes chimiques et biologiques. En 1991 et 1992, l'Iran tenta de se procurer des équipements en Argentine, en Chine, en Europe et en Inde; avec les compétences appropriées, ces équipements auraient permis à Téhéran de construire un petit arsenal nucléaire. Les États-Unis bloquèrent les ventes, mais des rapports de divers services secrets indiquent que le réseau d'achat clandestin l'Iran est resté intact.

Ayant échoué dans cette tentative, l'Iran n'a qu'une faible infrastructure nucléaire. Deux réacteurs iraniens peuvent aujourd'hui produire du plutonium. L'un est un réacteur recherche, au Centre nucléaire Amirabad, fondé en 1960 sous le régime du shah et équipé par le gouvernement américain.

En plus du réacteur, le Centre dispose d'un petit laboratoire permettant de séparer le plutonium combustible irradié qui est récupéré à la sortie du réacteur. Cependant le laboratoire ne peut séparer que 0,6 kilogramme de plutonium par an alors qu'il faut cinq à sept kilogrammes de plutonium pour construire une bombe (à titre de comparaison, les réacteurs de Bushehr produiraient plus de 180 kilogrammes plutonium par an).

Les ingénieurs du Centre nucléaire d'Amirabad pourraient accumuler secrètement assez de matériau pour une bombe, mais un tel détournement ne serait pas facile, car Amirabad, comme toutes les installations nucléaires iraniennes, est étroitement surveillé par l'AIEA.

Le seul autre réacteur iranien capable de produire du plutonium fournirait que des quantités insignifiantes. Situé au Centre de recherche nucléaire d'Esfahan, il a été commencé vers 1975 par une entreprise française et terminé après le renversement du shah, grâce à la Chine. L'Iran veut agrandir Esfahan; l'activité intense du centre, en 1996, a incité l'AIEA à y effectuer des inspections, dont aucune n'a toutefois démontré qu'un programme clandestin d'élaboration d'armes nucléaires était en cours.

L'uranium de la bombe

Bien que la plupart des armes nucléaires modernes soient à base de plutonium, des bombes peuvent fonctionner à l'uranium très enrichi. Mieux encore, de telles bombes devraient intéresser les pays en développement qui veulent s'armer clandestinement, car leur construction est plus simple et ne nécessite pas d'usine de retraitement, pour séparer le plutonium produit par un réacteur.

La production d'uranium très enrichi impose des équipements particuliers, afin d'augmenter la concentration en isotope 235 fissile, de 0,7 pour cent, concentration à l'état naturel, à 93 pour cent. Cet enrichissement est complexe, mais les installations nécessaires sont plus faciles à dissimuler sous la forme d'usines ordinaires que les unités de retraitement, qui produisent des isotopes dont la présence trahit immédiatement les vraies finalités de l'usine.

Aujourd'hui l'enrichissement de l'uranium s'effectue classiquement dans des batteries de centrifugeuses, qui séparent les molécules d'hexafluorure d'uranium 235, plus légères, des molécules d'hexafluorure d'uranium 238, plus lourdes. Les services secrets de plusieurs pays ont découvert que l'Iran a cherché à acquérir des centrifugeuses pour la séparation de l'uranium.

La séparation électromagnétique d'isotopes est une autre méthode d'enrichissement de l'uranium, qui fut conçue par les physiciens du Projet américain Manhattan, au cours de la Seconde Guerre mondiale: on dévie un courant d'ions uranium à l'aide d'électro-aimants dans une chambre à vide ; une séparation a lieu, parce que les ions uranium 238, plus lourds, sont moins déviés que les ions uranium 235. La chambre de séparation est placée dans un cyclotron particulier, nommé calutron (pour "cyclotron de l'Université de Californie"), qui consomme beaucoup plus d'énergie que les centrifugeuses, mais dont les composants sont plus faciles à importer ou à fabriquer.


Le parc nucléaire iranien comprend, outre des gisements d'uranium importants, plusieurs installations de recherche aux environs de Téhéran et à Esfahan. Un réacteur nucléaire russe doit être installé à Bushehr (photographie de gauche), dans une centrale partiellement construite avant la révolution islamique par la firme allemande Kraftwerk Union.

Les experts soupçonnent les Iraniens d'avoir étudié l'enrichissement de l'uranium dans trois installations nucléaires : au Centre de recherche nucléaire d'Esfahan, à l'Université de Téhéran et au Centre de médecine nucléaire de Karaj. Un cyclotron acheté à la société belge Ion Beam Applications a été installé en 1991 à Karaj, laissant penser aux experts français que l'Iran lançait un programme de recherche sur l'enrichissement de l'uranium. Karaj dispose également d'un petit calutron fourni par la Chine. Aucun de ces accélérateurs ne pourrait produire des quantités militaires d'uranium très enrichi, mais tous deux pourraient servir à la recherche et à la formation en matière de séparation d'isotopes.

Les techniques d'enrichissement telles que la centrifugation ne servent pas uniquement à la fabrication d'armes; elles peuvent également produire du combustible pour des réacteurs nucléaires. Cependant, tant d'uranium faiblement enrichi a été produit à la suite de la guerre froide que l'on comprend mal pourquoi l'Iran voudrait produire lui-même le combustible de la centrale de Bushehr. Le développement d'une telle capacité d'enrichissement serait extrêmement coûteux pour un pays non industrialisé qui, de surcroît, possède le deuxième gisement de gaz naturel du monde.

Une pénurie d'électricité

Pourtant, malgré ses atouts énergétiques, l'Iran manque cruellement d'électricité. Sa capacité de production actuelle est d'environ 20 000 mégawatts. L'augmentation de la demande est difficile à chiffrer, mais elle semble être de six à huit pour cent par an, supérieure aux deux à trois pour cent généralement constatés dans les pays en développement. L'Iran semble incapable d'exploiter ses réserves de pétrole et de gaz naturel, qui constituent surtout une source de revenus précieuse : l'exportation de pétrole et de gaz naturel représente jusqu'à 85 pour cent des revenus commerciaux du pays.

Pourquoi alors construire la centrale de Bushehr, qui coûtera extrêmement cher au pays? Le projet date du milieu des années 1970, lorsque le shah a passé un contrat avec la société allemande Kraftwerk Union pour la construction de deux réacteurs Siemens de 1 000 mégawatts. En 1979, lorsque la révolution islamique balaya le shah, 70 pour cent des travaux étaient effectués.

 

 

L'ENRICHISSEMENT DE L'URANIUM se fait habituellement dans des centrifugeuses (en haut), où l'hexafluorure d'uranium gazeux tourne à des vitesses extrêmement élevées. Près de la paroi du cylindre, les Molécules renfermant les atomes plus lourds d'uranium 238 (en bleu) sont plus nombreuses que celles qui contiennent de l'uranium 235 (en rouge). On peut également séparer les isotopes de l'uranium en déviant des ions uranium dans un dispositif nommé calutron (à gauche) : le champ magnétique dévie davantage les ions les plus légers.


Aujourd'hui les ingénieurs du ministère russe de l'Énergie atomique ont le plus grand mal à modifier les structures existantes pour y adapter un réacteur russe VVER-1000 et les systèmes de récupération de l'énergie.

Six générateurs de vapeur horizontaux devront être installés à la place des quatre unités Siemens verticales, pour lesquelles la structure a été conçue. Les Russes devront effectuer la transformation sans aucun document technique ni plan directeur, car les Allemands ne les ont pas fournis aux Iraniens dans les années 1970.

Aussi le kilowatt produit à Bushehr devrait revenir à plus de 5 000 francs, dans l'hypothèse d'un déroulement normal des travaux, contre 4 000 francs pour de l'énergie produite par des centrales thermiques alimentées au gaz naturel (ou 3 000 francs si plusieurs centrales thermiques étaient simultanément construites).

On imagine souvent que l'énergie nucléaire est moins coûteuse que l'énergie fournie par les centrales thermiques, mais, en Iran, l'abondance du gaz naturel rend les centrales thermiques bien plus rentables que les centrales nucléaires. Le choix iranien d'une solution antiéconomique rend le pays suspect.

Signataire du Traité de non-prolifération, l'Iran doit laisser l'AIEA inspecter Bushehr, ce qui compliquerait considérablement le détournement du combustible de la centrale vers la fabrication secrète d'armes nucléaires. L'Iran a affirmé n'avoir ni le besoin, ni le désir de conserver l'uranium irradié que produira le réacteur une fois en service, et aurait l'intention de le renvoyer en Russie.

Bien que préférable, cette situation n'éliminerait pas tout risque de détournement, car le combustible irradié passerait plusieurs années à refroidir dans des piscines, avant de quitter le pays. En outre, comme la Russie contrôle mal les matériaux et les techniques nucléaires, la circulation d'équipements et de techniciens augmente le risque que l'Iran ne se procure de l'uranium ou du plutonium, soit directement au marché noir, soit, comme le Pakistan, par acquisition de la technique d'enrichissement de l'uranium. De plus, le projet de Bushehr donnerait à l'Iran des raisons légitimes de poursuivre les recherches et des formations dans le domaine du nucléaire, ce qui lui permettrait de mieux dissimuler un programme militaire.

Comment éviter cette éventualité? La communauté internationale pourrait réclamer que l'AIEA applique sans attendre de nouvelles méthodes de surveillance, afin de mettre immédiatement en évidence des travaux de séparation du plutonium, d'enrichissement de l'uranium ou de construction de composants d'armes nucléaires. En 1993, après la découverte d'un programme nucléaire en Irak, l'AIEA a défini de nouvelles procédures d'inspection qu'elle pensait appliquer deux ans plus tard (d'où le nom de 93 + 2). Depuis l'approbation de la première tranche du programme, en 1996, les inspecteurs peuvent employer de puissantes techniques de détection isotopique.

Les inspections de l'environnement

Les autorités iraniennes ont accepté le principe de ces détections, dont l'application fait l'objet de négociations laborieuses. De surcroît, le conseil des gouverneurs de l'AIEA a adopté, le 16 mai 1997, une résolution d'élargissement du système de surveillance à n'importe quelle installation dans tout pays membre de l'AIEA, y compris les installations qui n'ont pas été déclarées comme sites nucléaires. L'Iran serait suspect de refuser ce nouveau type de surveillance.

Les techniques de détection isotopique sur lesquelles se fonde le programme 93 + 2 permettent d'effectuer ce que l'on nomme une surveillance de l'environnement: on recherche d'infimes quantités de matière radioactive qui serait inévitablement libérée par les usines et installations nucléaires. Des techniques de spectrométrie de masse, par exemple, permettent l'analyse isotopique d'échantillons contenant moins d'un milliardième de gramme de matière. Les proportions d'uranium 235 et d'uranium 238 étant quasi identiques dans tous les minerais d'uranium, des échantillons présentant un rapport supérieur ou inférieur révéleraient un probable enrichissement.

De même, des concentrations élevées en plutonium signaleraient qu'un retraitement a été effectué, et la détection de produits de fission nucléaire, tels l'iode radioactif et des isotopes du krypton, sur les murs ou sur les équipements, ainsi que dans des échantillons de sol, d'air, de végétation et d'eau prélevés sur des sites choisis avec pertinence, serait l'indice d'une fabrication d'armes nucléaires.

L'lran, qui a accepté des inspections de tous ses sites industriels, ne devrait pas s'opposer à la mise en place d'un programme de surveillance de l'environnement sur l'ensemble de son territoire. L'AIEA, pour sa part, pourrait exiger une application généralisée de ces techniques, qui se sont révélées performantes en Irak (le programme 93 + 2 ne détecterait pas l'acquisition de matières de qualité militaire au marché noir ou le vol d'une bombe atomique "mal surveillée"). Pourra-t-on toutefois justifier politiquement d'en faire plus en Iran que dans un autre pays?

Avec ses colossales réserves de gaz naturel et la proximité des marchés en croissance d'Asie et d'Europe de l'Est, l'Iran pourrait devenir un acteur économique de premier plan au cours du siècle prochain. L'importance croissante du gaz naturel, le renforcement des liens économiques avec d'autres pays et la stimulation du développement économique intérieur devraient tempérer les ambitions nucléaires du pays. L'lran peut s'éviter les dépenses exorbitantes d'un programme nucléaire... si ses intentions sont vraiment pacifiques.

David Schwarzbach,
Pour La Science n° 238, août 1997.

David SCHWARZBACH travaille au Centre d'études de l'énergie et de l'environnement, à l'Université Princeton.

Anthony CORDESMAN, Iran and Iraq: The Threat from the Northern Gulf, Westview Press, Boulder, Colorado., 1994.

Shahram CHUBIN, Does Iran Want Nuclear Weapons ?, in Survival, vol. 37, n°1, pp. 86-104, printemps 1995.

Environmental Monitoring for Nuclear Safeguards, U.S. Congress Office of Technology Assessment, U.S. Governement Printing Office (OTA-BP-ISS-168), Washington, D.C., septembre 1995.

David SCHWARZBACH, Iran's Nuclear Program : Energy or Weapon?, publication de Natural Resources Defense Council, Nuclear Weapons Databook series, 1995.

 

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