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Nucléaire : centrales sans failles

À 17 Heures, le 31 décembre 1999, une vingtaine d'experts réunis au Centre national de crise d'Electricité de France (EDF), suivront en direct avec sept heures d'avance le passage à l'an 2000 dans la centrale nucléaire chinoise de Daya Bay. Le moindre bogue dans cette installation d'une puissance de 1000 MWh, de conception française est en effet Susceptible de se reproduire dans chacun des 58 réacteurs nucléaires d'EDF. " En cas de pépin, nous aurons ainsi une longueur d'avance pour corriger le tir ", explique Yves Corre, directeur informatique du pôle industriel d'Electricité de France.

En fait, nul ne sait exactement comment réagiront les 432 réacteurs nucléaires de la planète lorsque sonnera le douzième coup de minuit le 31 décembre 1999. Seule certitude: le passage à l'an 2000 augmente la probabilité d'incidents sur le réseau électrique et à l'intérieur même des centrales atomiques. Or, avec près de 80 % de sa production électrique reposant sur l'énergie nucléaire, contre seulement 18 % pour les Etats-Unis et 31 % pour l'Allemagne, la France est en première ligne. Heureusement, EDF a été l'une des premières entreprises à se préoccuper du problème. " Dès 1996, nous avons entamé l'inventaire des composants et des systèmes sensibles dans nos installations ", précise Yves Corre.

Au total, ce sont 1300 types de composants informatiques susceptibles de ne pas passer l'an 2000 qui ont été identifiés. Le tout a été répertorié dans une base de données accessible sur Internet. Les trois familles de réacteurs qui composent le parc nucléaire ne sont pas logées à la même enseigne. Ce sont bien sûr les centrales de dernière génération comme les N4 de Chooz (Ardennes) et de Civaux (Vienne), dont le système de commande est entièrement numérique, qui suscitent le plus d'inquiétudes. Et dans une moindre mesure, le bataillon des 20 réacteurs de 1300 MWh, dont huit des 41 systèmes sensibles pour la sûreté se sont avérés fragiles. La mise en conformité des installations coûtera à EDF la bagatelle de 600 millions de francs (91 millions d'euros), soit 15 % de son budget informatique annuel.

Selon Electricité de France, tout sera fin prêt d'ici au 1er juillet. Un optimisme que tempère toutefois la direction de la sûreté des installations nucléaires (DSIN), qui dépend du secrétariat d'Etat à l'industrie. " il est probable que certaines corrections, comme celles apportées aux systèmes de contrôle commande des réacteurs, s'étendront jusqu'à fin septembre 99. Et c'est seulement à cette date que nous pourrons dire si cela passe ou non. Le problème est qu'il restera alors peu de temps avant le 31 décembre pour effectuer les éventuels ajustements ", souligne Véronique Jacq, chargée de contrôler la sûreté des réacteurs EDF au sein de la DSIN. Quoi qu'il en soit, il est impossible de prendre pour argent comptant les garanties des fournisseurs sur la conformité " an 2000 " de leurs composants informatiques. " Cinq fois de suite, nous avons eu affaire à des fournisseurs qui nous ont garanti à tort que leurs composants passaient l'an 2000 ", raconte Louis François Durret, en charge de la coordination an 2000 à la Cogema, l'industriel qui assure le recyclage des combustibles d'EDF. Quant aux tests grandeur nature sur les réacteurs en exploitation, Ils sont à manier avec précaution, comme le prouve l'incident survenu le 8 février dernier à la centrale américaine de Peach Bottom (Pennsylvanie). En voulant tester la conformité an 2000 du mécanisme qui contrôle la puissance du réacteur, les techniciens de la centrale ont mis hors service pendant sept heures tous les écrans de la salle de contrôle.

Pour les ingénieurs en charge du bogue de l'an 2000, les centrales nucléaires sont un véritable casse-tête, puisque la moindre faille dans un système secondaire peut, par ricochet, mettre à mal la sûreté. C'est par exemple le cas du contrôle d'accès aux centrales, qui est entièrement géré par ordinateur... " Malgré tous les efforts déployés, on n'est jamais certain de ne pas être passé à côté d'une anomalie, explique Véronique Jacq. C'est pourquoi nous avons insisté pour que EDF outre la conformité de ses installations, adopte ce que nous appelons une défense en profondeur, c'est-à-dire qu'elle envisage toutes les parades au cas où... Nous attendons des propositions concrètes d'ici à la fin du mois. "

Parmi les scénarios-catastrophe figure notamment l'arrêt d'urgence automatique du réacteur à cause d'une information erronée envoyée par un ordinateur frappé du syndrome de l'an 2000. Si l'erreur se produit simultanément sur l'ensemble des réacteurs d'une même famille, c'est tout le réseau électrique qui risque d'être déstabilisé. On est alors en présence de ce que les spécialistes appellent dans leur jargon un " IRG " pour incident réseau généralisé. Une défaillance qui pourrait causer l'arrêt des systèmes d'éclairage publics, des réseaux de distribution et d'assainissement d'eau potable, des systèmes de contrôle de la circulation aérienne ou encore de la signalisation routière. A EDF, on assure toutefois que la probabilité d'une panne généralisée, semblable à celle qui plongea la France dans le noir en 1979, est quasiment nulle. "Nous avons réalisé le mois dernier une simulation de toute la chaîne de distribution sans relever d'anomalie ", explique Yves Corre, qui admet toutefois l'éventualité de micro-coupures la nuit de la Saint-Sylvestre.

Face aux risques de coupures intempestives, EDF a d'ailleurs incité ses clients " sensibles ", tels les hôpitaux, à vérifier le bon fonctionnement de leurs groupes électrogènes de secours. Parmi les sites concernés figurent aussi Superphénix, actuellement à l'arrêt mais dont le coeur doit être maintenu à une certaine température, et les usines de retraitement de la Cogema, dont celle de la Hague.

EDF est d'autant plus vigilante avec ses gros clients que si l'un d'entre eux, pour cause de bogue, stoppait brutalement sa consommation, il provoquerait des perturbations susceptibles de forcer la centrale qui l'approvisionne à effectuer un "îlotage", c'est-à-dire s'autoalimenter en électricité pour continuer à refroidir son coeur Le hic, c'est que le taux de réussite d'un îlotage oscille entre 50 et 80 % Si cette manoeuvre délicate échoue, la dernière chance repose sur la mise en route d'un des trois diesels de secours. Un filet de sécurité qui s'est avéré utile lors de l'incident du 13 avril 1984 à la centrale du Bugey (Ain). Les agents EDF ont dû solliciter successivement les trois diesels afin de redémarrer les pompes de refroidissement. Seul le dernier a fonctionné, empêchant de justesse la fusion du coeur... Pour parer à toute éventualité, la DSIN suggère à EDF de faire tourner à titre préventif ses diesels avant les douze coups de minuit

Afin d'éteindre tout risque d'accident nucléaire, certains pays comme la Suède envisagent carrément d'arrêter leurs réacteurs le jour fatidique. Aux Etats-Unis, où près d'une centaine d'opérateurs se partagent la production et la distribution d'électricité, la Nuclear Regulatory Commission, équivalent américain de la DSIN, a annoncé qu'elle fermerait les centrales nucléaires qui n'auront pas prouvé en juillet prochain leur mise en conformité pour le passage à l'an 2000! Une solution de dernier recours inapplicable en France, où, en plein hiver, EDF doit mobiliser toutes ses centrales nucléaires pour répondre à la demande.

Le Commissariat à l'énergie atomique stoppera, lui, ses quatre réacteurs expérimentaux afin de passer en douceur l'an 2000. Un danger qui pourrait notamment venir de l'étranger. " Etant donné que les réseaux électriques européens sont interconnectés, nous ne pouvons exclure a priori qu'un IRG survenant chez l'un de nos voisins se propage en France par un effet de dominos ", avertit jean-Christophe Niel, adjoint au chef du département d'évaluation de la sûreté à l'IPSN. Face à ce risque, EDF prévoit de limiter autant que possible les échanges internationaux de courant durant le passage à l'an 2000. D'autres, comme les Pays-Bas, planchent déjà sur la possibilité de couper totalement leur réseau électrique du reste de l'Europe.

Ce sont les centrales de l'ex-bloc soviétique qui risquent de donner le plus de fil à retordre aux experts. " Les systèmes de conduite et de sauvegarde des réacteurs sont apparemment peu informatisés et donc moins sensibles au bogue, mais nous manquons d'informations pour savoir précisément quel sera l'impact de l'an 2000 ", souligne jean-Christophe Niel. Une menace prise au sérieux par le Parlement européen, qui, depuis un an, bataille pour la mise en place de plans d'urgence permettant de faire face à l'écroulement du réseau électrique, voire à un accident nucléaire en Europe de l'Est

Christophe Labbé et Olivia Recasens,
Le Monde, 21 avril 1999.

 

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