Plusieurs saisies de matières nucléaires transportées en contrebande font redouter le pire. Des États ou des organisations criminelles pourraient fabriquer des bombes atomiques... et s'en servir.
Jadis les contrebandiers qui franchissaient
les frontières par des chemins détournés
ou qui débarquaient nuitamment sur les plages cherchaient
principalement à échapper aux droits de douane.
Dans les années 1970 et 1980, de la drogue a ainsi commencé
à passer les frontières : des menaces sanitaires
se sont ajoutées à l'illégalité des
échanges. Depuis cinq ans, le trafic d'uranium et de plutonium
menace la sécurité internationale.
L'appréciation de cette menace est controversée.
Certains considèrent que la menace est faible : peu de
matières auraient été échangées,
et celles qui l'ont été, sauf exception, n'étaient
pas de qualité suffisante pour faire des bombes. Aucun
des produits radioactifs saisis par les polices occidentales ne
provenait, sans équivoque, de stocks d'armes; une partie
du plutonium que les trafiquants tentent d'écouler provient
de détecteurs de fumée.
La plupart des trafiquants de matières nucléaires
sont des amateurs, qui ne savent pas bien ce qu'ils trafiquent.
Un Polonais est mort irradié après avoir transporté
du césium dans sa poche; un boucher de Saint-Pétersbourg
conservait de l'uranium dans un bocal, dans son réfrigérateur.
En outre, des escrocs vendent des éléments stables
rendus temporairement radioactifs par exposition à un rayonnement,
ou obtiennent de grosses avances en présentant des échantillons
minuscules.
La maladresse de la plupart des trafiquants indiquerait que, en
Allemagne au moins, les seuls acheteurs sont des journalistes,
des policiers ou des agents de renseignements. Certains experts
vont même plus loin : ils prétendent que des États
tels que l'Iran, l'Irak, la Libye ou la Corée du Nord ne
seraient pas intéressés par l'acquisition d'arsenaux
nucléaires, au moment où ils tentent de renouer
des relations avec l'Occident.
La partie cachée du trafic
Doit-on vraiment être
optimiste ? La partie visible des marchés illicites, comme
celle des icebergs, est toujours la plus petite. Pourquoi la contrebande
des matières nucléaires ferait-elle exception ?
La police saisit au plus 40 pour cent des stupéfiants qui
entrent aux États-Unis, et probablement moins en Europe
occidentale. Le marché des matières nucléaires
est plus petit que celui de la drogue, mais les douanes ont aussi
moins d'expérience pour intercepter des expéditions
d'uranium que pour saisir de la marijuana ou du haschich : il
serait imprudent de penser qu'elles interceptent plus de 80 pour
cent de cette contrebande.
En outre, même un trafic de faible volume aurait des conséquences
graves. Un kilogramme de plutonium a un volume d'environ 50,4
centimètres cubes, soit le septième de celui d'une
canette de bière. Malgré la confidentialité
des travaux sur les bombes atomiques, on estime que 3 à
25 kilogrammes d'uranium enrichi ou 1 à 8 kilogrammes de
plutonium (une canette de bière!) suffisent pour fabriquer
une bombe.
Un contrôle rigoureux des transports internationaux permettrait
la saisie d'une partie des matières nucléaires de
contrebande, mais certains des isotopes les plus dangereux, tels
l'uranium 235 et le plutonium 239, ne sont que peu radioactifs
: ils risquent d'échapper aux compteurs Geiger ou aux autres
appareils de détection. Des appareils à rayons X
et à diffusion de neutrons, utilisés dans les aéroports
pour détecter les explosifs chimiques, détecteraient
des radionucléides illicites, mais leur efficacité
pratique est limitée, car ils ne sont pas construits à
cet effet.
Déjà petites en valeur absolue, les quantités
de matériaux radioactifs nécessaires pour fabriquer
des armes nucléaires sont infimes quand on les compare
aux énormes réserves d'uranium et de plutonium enrichis,
en particulier russes, dont l'inventaire et la surveillance posent
problème. Les réserves mondiales de plutonium, qui
s'élevaient à près de 1 100 tonnes en 1992,
atteindront 1 600 à 1 700 tonnes en l'an 2000, assez pour
fabriquer 200 000 bombes de 10 kilotonnes. Avec la mise en application
des accords de désarmement, 100 tonnes supplémentaires
de plutonium de qualité militaire seront disponibles aux
Etats-Unis et en Russie. Paradoxalement les nations seraient plus
avisées de stocker du plutonium dans la tête des
missiles !
De surcroît, les États-Unis et les États de
l'ex-Union soviétique possèdent chacun environ 650
tonnes d'uranium enrichi. Ces énormes réserves sont
inquiétantes, car leur surveillance est difficile. Les
entrepôts russes, notamment, sont insuffisamment protégés,
et leur contenu est mal connu et mal géré. Les instruments
de mesure de la production de plutonium sont obsolètes.
En l'absence d'un état précis des stocks, comment
savoir ce qui manque?
Depuis la disparition du KGB, les installations nucléaires
ne sont plus surveillées. Sous le régime soviétique,
la surveillance sévère était souvent superflue,
car les employés du secteur nucléaire étaient
loyaux, bien payés et bénéficiaient d'un
statut social élevé. Avec la dégradation
des salaires et de la situation économique, le mécontentement
s'est généralisé. La croissance de l'insatisfaction,
le bas niveau des salaires et les retards de paiement ont accru
les tentations de vol de matières nucléaires, au
moment même où la surveillance s'est relâchée.
Les pommes de terre sont mieux surveillées
que l'uranium
En novembre 1993, un voleur a pénétré, par
une brèche d'une clôture, dans une aire (en principe)
protégée du chantier naval de Sevmorput, près
de Mourmansk. Il a scié le cadenas d'un compartiment de
stockage de combustible pour sous-marins nucléaires et
il s'est emparé de trois éléments de combustible
contenant chacun 4,5 kilogrammes d'uranium enrichi. L'uranium
a finalement été retrouvé, mais le fonctionnaire
qui a mené l'enquête a écrit dans son rapport
: «Aujourd'hui, même les pommes de terre sont probablement
mieux gardées que les matières radioactives.»
Il n'y avait aucun système d'alarme, pas d'éclairage
et très peu de gardes ; et malgré le vol, la surveillance
de la base n'a pas été beaucoup renforcée.
La situation n'est pas désespérée, car les
anciennes villes secrètes où les bombes étaient
mises au point et fabriquées semblent bien protégées,
et les matières de qualité militaire seraient mieux
surveillés que celles de moindre qualité. Bien que
les tentatives d'effraction du Laboratoire militaire Arzamas-16
aient doublé l'an dernier, son système de sécurité
serait resté efficace. Moscou s'efforce activement de rétablir
la sécurité dans toute son industrie nucléaire,
mais, malgré l'aide des États-Unis, la tâche
est gigantesque un millier d'entrepôts d'uranium et de plutonium
enrichis sont disséminés à travers l'ex-Union
soviétique.
Dans ce contexte, l'augmentation du nombre de cas de contrebande
nucléaire, réels ou simulés, au cours des
dernières années, n'est pas étonnant. Les
autorités allemandes en ont signalé 41 en 1991,
158 en 1992, 241 en 1993 et 267 en 1994. Bien que la plupart des
matières saisies ne conviennent pas à la fabrication
de bombes, l'accroissement du nombre de cas augmente la probabilité
d'un trafic de matières de qualité militaire.
En mars 1993, les autorités turques ont signalé
que six kilogrammes d'uranium enrichi étaient entrés
en Turquie par le poste frontière d'Aralik, dans la province
de Kars. Le produit aurait été acheminé de
Tachkent à Grozny, serait passé entre les mains
de groupes criminels tchétchènes, puis au Nakhitchevan,
via la Géorgie, pour parvenir à Istanbul. Bien que
ni l'incident ni le degré d'enrichissement de l'uranium
n'aient été confirmés, cette affaire a fait
augmenter les craintes que des groupes mafieux tchétchènes
n'aient accédé à l'uranium enrichi du Kazakhstan.
La signature d'un accord en 1994, aux termes duquel le Kazakhstan
transfère son uranium enrichi aux États-Unis, renforce
cette hypothèse.
En octobre 1993, la police d'Istanbul a saisi 2,5 kilogrammes
d'uranium 238 et a arrêté quatre hommes d'affaires
turcs, ainsi que quatre agents présumés des services
secrets iraniens. Selon un magazine allemand, l'uranium enrichi
serait entré en Turquie via l'Allemagne. L'un des prévenus
turcs, un professeur impliqué auparavant dans le trafic
d'antiquités, a révélé que ses complices
avaient transporté l'uranium en avion de tourisme à
partir d'un aéroport privé près de Hambourg,
propriété de marchands d'armes iraniens.
CE LINGOT D'URANIUM APPAUVRI, qui tient dans la main, pèse environ sept kilogrammes. La même quantité d'uranium enrichi suffirait pour fabriquer une bombe capable de détruire une petite ville. |
LA CONTREBANDE
NUCLÉAIRE s'étend de l'Europe
centrale à la côte Pacifique de la Russie (les
disques indiquent les lieux de saisie, d'origine ou de transfert,
les triangles indiquent les stocks de matière nucléaire,
les usines de retraitement et les laboratoires qui fabriquent
des armes). Le renforcement de la sécurité de
certains entrepôts est en cours, mais des conditions économiques
et politiques instables sapent les efforts. Quelques centaines
d'incidents se sont produits depuis cinq ans : le commerce illicite
d'uranium et de plutonium pourrait poser un grave problème.
Un trafic bien organisé
Certaines des saisies effectuées en
Allemagne et en Turquie montrent que des États tels que
l'Iran tentent d'acquérir des matériaux nucléaires
de haute qualité par leurs propres réseaux. La Libye
et l'Irak possèdent déjà de tels réseaux
pour importer, via des sociétés écrans, des
produits et des matériels destinés à la mise
au point d'armes chimiques.
En outre, comme le démontre l'affaire Jaekle, les trafiquants
ne sont pas tous des amateurs maladroits. Bien qu'une mafia nucléaire
organisée n'existe pas, d'anciens espions de l'Union soviétique
auraient un rôle prédominant dans les réseaux
professionnels. Ils ont apparemment été rejoints
par des hommes d'affaires se livrant au commerce des armes, dont
les activités s'étendent continûment du légal
à l'illégal.
Les profits potentiels de ce trafic attirent aussi des groupes
criminels organisés. Des bandes turques, qui ont fait leurs...
armes dans l'exportation clandestine d'antiquités, auraient
étendu leurs activités au commerce de l'uranium,
qui est pour eux une marchandise comme une autre. En Italie, le
magistrat Romano Dolce, qui enquêtait sur le trafic nucléaire,
a été arrêté pour sa participation
aux délits qu'il poursuivait. Aurait-il orienté
l'enquête vers des aspects mineurs du trafic afin de la
détourner d'autres transactions plus importantes ? Enfin
on se préoccupe des organisations criminelles russes :
la contrebande nucléaire n'est pas leur priorité,
parce qu'elles ont d'autres activités à la fois
plus lucratives à court terme et moins risquées,
mais des indices de plus en plus solides montrent que certaines
s'orientent vers le commerce de matières radioactives.
Bien que l'on attaque sérieusement le problème à
la source, la réaction de la communauté internationale
est lente. L'Agence russe pour la sûreté nucléaire
emploie 1 200 personnes, mais son autorité sur l'ancienne
bureaucratie nucléaire, civile et militaire, est incertaine.
De surcroît, même si cette autorité s'affermit,
l'amélioration de la surveillance prendra des années,
pendant lesquelles les trafiquants ne resteront pas les bras croisés.
La recherche de renseignements et la rigoureuse application des
lois seraient des priorités pour les cinq prochaines années.
Malheureusement, les agences internationales dotées d'une
compétence nucléaire ne collaborent pas efficacement
avec celles chargées d'enrayer le commerce illicite. Le
Département de prévention du crime et de justice
criminelle de l'ONU et l'Agence internationale de l'énergie
atomique sont situés tous deux à Vienne, mais le
mandat de cette dernière ne lui permet pas d'enquêter.
Les contacts entre les deux agences restent donc épisodiques.
A Washington, les premières mesures contre la contrebande
nucléaire ont été insuffisantes et mal coordonnées.
Depuis 1994, le FBI a pris la direction de la lutte et travaille
étroitement avec l'Agence nucléaire militaire et
avec l'Agence de renseignements de la Défense, mais les
États-Unis n'ont pas encore de politique globale en la
matière.
Nous invitons les Nations à prendre très rapidement
des mesures internationales pour empêcher les vols, démanteler
le trafic et décourager les acheteurs. Les États-Unis,
la France, l'Allemagne, la Russie et d'autres États préoccupés
par le problème nucléaire devraient fonder une «brigade
volante», investie d'un pouvoir d'enquête, capable
de mener des actions contre-terroristes et de contre-extorsion,
et constituer une équipe de gestion des catastrophes. Cette
proposition est proportionnée à la menace : n'attendons
pas une catastrophe nucléaire pour prendre des mesures
draconiennes.
La France et la sécurité des matières nucléaires En France, une réglementation assure
la protection et le contrôle des matières utilisables
pour la fabrication d'armes nucléaires : l'uranium, le
plutonium, le thorium, le deutérium, le tritium. Elle
obéit à trois principes : la responsabilité
de la protection et du contrôle revient aux exploitants
; cette responsabilité s'exerce sous le contrôle
des pouvoirs publics, qui s'appuient sur l'expertise de l'Institut
de protection et de sûreté nucléaire (IPSN)
; des sanctions sont prévues si les exploitants ne mettent
pas en oeuvre les moyens nécessaires à l'application
de la loi, et pour toute infraction à la réglementation. Denis FLORY, IPSN |
Phil WILLIAMS dirige le Centre Ridgway d'études
sur la sécurité internationale de l'Université
de Pittsburgh.
Paul WOESSNER est chercheur dans ce centre.
Oleg BUKHARIN et William POTTER, «Potatoes Were Guarded
Better», in Bulletin of the Atomic Scientists,
vol. 51, n° 3, pp. 46-50, mai-juin 1995.
Paul N. WOESSNER, Chronology of Nuclear Smuggling Incidents
: July 1994June 1995, in Transnational Organized Crime,
vol. 1, n° 2, pp. 288-329, été 1995.
Phil WILLIAMS et Paul N. WOESSNER, Nuclear Material Trafficking
: An Interim Assessment, in Transnational Organized
Crime, vol. 1, n° 2, pp. 206238, été
1995.
Phil WILLIAMS et Paul WOESSNER,
Pour La Science n°221, mars 1996.