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Déchets très radioactifs sous la France tranquille

Les déchets les plus d'Angereux de l'industrie nucléaire seront enterrés dans le granite du Gâtinais, 1'argile de Sissonne et, comme nous avons été les premiers à l'annoncer (sur FR3), dans le sel de Bresse ou les schistes de la région d'Angers. Sciences & Vie vous présente le détail de ce projet.

La nouvelle est tombée comme me bombe dans les quatre départements concernés: lequel parmi ceux-là aura le triste privilège d'abriter dans ses sous-sols les déchets les plus dangereux produits par l'industrie nucléaire ? Comme d'habitude dans ce domaine, tout a été décidé dans le plus grand secret et lorsque le choix du premier site, celui de Neuvy-Bouin dans le Gâtinais, a été annoncé en février dernier, tous les maires de France redoutaient l'invitation imminente de leur préfet. Elle aurait signifié que leur région faisait partie de la première charrette.

En réalité l'ANDRA (1), antenne du Commissariat à l'énergie atomique spécialisée dans les problèmes de déchets, concoctait ses plans depuis 5 ans. Dès 1983, elle a sélectionné 5 sites se prêtant à un stockage profond, l'un a été écarte depuis, peut être celui d'Auriat dans la Creuse où la population, alertée par un forage profond de 1000 mètres, s'est suffisamment mobilisée pour que le CEA renonce au projet

Les 4 sites restant en compétition sont tous situés dans des formations géologiques différentes: granite dans les Deux-Sèvres, argiles dam l'Aisne, sel dans l'Ain et schistes en Maine-et-Loire.

Quelque 300 millions de francs seront tout d'abord déboursés pour une phase d'études approfondies destinées à mieux connaître le milieu, puis vers 1990 le site définitif sera finalement élu et un laboratoire souterrain, préfigurant le futur stockage des déchets, devrait être alors construit dans le sous-sol sélectionné.

Des laboratoires de ce type existent déjà dans bon nombre de pays, certains purement expérimentaux, d'autres susceptibles d'être agrandi en sites de stockage si les conditions s'avèrent favorables. La France a d'ailleurs participé à un programme de recherches européen, comprenant notamment l'étude de la mine de sel d'Asse en RFA et de l'argile de Mol en Belgique, ainsi qu'à un programme international, au sein de l'OCDE (2), pour étudier le stockage des déchets suédois dans l'ancienne mine de fer de Stripa. Il existe même en France un mini-laboratoire longtemps connu seulement des spécialistes. Situé à Fanay-Augères, à une vingtaine de kilomètres de Limoges, il occupe une galerie d'une mine d'uranium de la COGEMA, à 170 m sous terre. Que les habitants de la région se rassurent, le granite est trop fracturé et le stockage n'y est pas possible.

Le laboratoire de "deuxième génération" dont on parle aujourd'hui sera creusé à une profondeur située entre 400 et 1000 m. Au fond d'un puits de descente d'environ 5 m de diamètre et au bout de quelques centaines de mètres de galeries, de vastes cavités seront investies d'appareils de mesure pour y détecter les fissures et les failles dissimulées dans les roches, pour analyser finement les minéraux et pour traquer l'eau, vecteur privilégié de transfert de la radioactivité.

La construction de ce laboratoire coûtera près de 1 milliard de francs et durera environ 2 ans. Pendant la phase d'études, de 2 à 3 ans, aucun colis radioactif n'y sera déposé et de simples radiateurs suffiront à simuler la chaleur dégagée par les déchets vitrifiés. Vers 1995, à l'issue de cette phase, et si les géologues n'ont pas rencontré d'obstacles sérieux, les Pouvoirs publics pourront décider de lancer la construction du stockage proprement dit, prêt à recevoir ses premiers colis vers l'an 2 000. On sera loin du laboratoire initial et ce véritable complexe industriel s'étendra sous terre sur plus de 400 hectares (voir dessin). Toutefois, les travaux se feront par tranches, au fur et à mesure des besoins: en principe 18 tranches de 25 hectares chacune, de quoi engranger les déchets produits en 4 ans par l'usine de La Hague. La grande majorité de ces déchets viendra en effet du retraitement des combustibles irradiés.

Deux grands types de déchets feront l'objet d'un stockage bien différent et séparé:
* Les déchets vitrifiés de haute activité
* Les déchets de faible et moyenne activité, mais contenant des émetteurs alpha à longue durée de vie.

D'où proviennent ces déchets?
Tout comme le charbon d'un vulgaire poêle, le combustible d'une centrale nucléaire doit être renouvelé régulièrement. A raison d'un tiers tous les ans, pour les centrales à eau pressurisée, ce qui représente environ 30 tonnes de combustibles "brûlés". l'activité de ces "cendres" nucléaires suffirait à tuer des populations entières si elles n'étaient confinées à l'intérieur de gaines étanches, elles-mêmes entourées de protection de béton. Elles doivent d'abord être refroidies dans les piscines qui jouxtent les réacteurs, où elles pourraient "mariner" quelques décennies avant d'être stockées définitivement. En France, on a choisi de les traiter pour récupérer l'uranium et le plutonium qu'elles contiennent A la fin de cette opération, effectuée dans l'usine de La Hague, on retrouve les résidus de combustibles, tout aussi "brûlants" puisqu'ils contiennent encore les produits de fission qui s'étaient accumulés dans le coeur, ainsi que tous les émetteurs alpha autres que l'uranium et le plutonium. Ces derniers ne subsistent plus qu'à l'état de traces, l'extraction n'étant pas efficace à 100 %.

Ces déchets - selon le CEA, 3 000 m3 pour l'an 2 000 - sont destinés à être vitrifiés, c'est-à-dire coulés avec du verre dans des conteneurs d'acier inoxydable, d'une contenance de 200 litres, comme cela se pratique depuis 1978 dans l'installation pilote de Marcoule.
Une installation industrielle devrait démarrer à La Hague.
Par ailleurs, au cours de l'opération de retraitement d'autres déchet se seront formés.
Beaucoup moins radioactifs que les précédents, ils sont néanmoins contaminés par des éléments alpha, à vie très longue, et ne peuvent pas êtres évacués dans des stockages en surface, ce que la réglementation française interdit
Ce sont des déchets d'exploitation que les spécialistes appellent "technologiques": combinaisons, gants, résines, filtre outils, etc.
Ce sont les coques et les embouts métalliques qui n'ont pas été dissous lorsque les assemblages de combustible ont été cisaillés et plongés dans de l'acide nitrique.
Ce sont les boues qui résultent des traitements d'effluents du retraitement
Déchets technologiques, coques et embouts sont finalement enrobés, dans du ciment, tandis que les boues le sont dans le bitume.

Le CEA estime qu'à l'horizon de l'an 2 000, 45 000 m3 de ces déchets alpha se seront accumulés, auxquels s'ajouteront des déchets provenant de centres de recherche, d'installations de fabrication du combustible et de centres militaires.

Le futur centre de stockage souterrain, qui ne sera opérationnel que quelques dizaines d'années, coûtera la bagatelle de 15 à 18 milliards de francs, les dépenses d'exploitation variant de 25 à 400 millions (en francs 79). Il pourra engranger à terme 200 000 m3 de déchets alpha, sous forme de fûts de ciment et de bitume, dans des galeries qui leur seront réservées.

En raison de la chaleur dégagée, les déchets vitrifiés seront déposes dans des puits pouvant contenir le résultat de l'utilisation de 100 000 tonnes d'uranium métal, soit en gros une cinquantaine d'années d'exploitation nucléaire, à raison de 1200 à 1600 conteneurs par an.

Vingt-deux conteneurs s'empileront sur 30 mètres de haut dans chaque puits. Après avoir été entreposé en surface durant une trentaine d'aimées, chaque bonbonne de verre dégagera encore une puissance thermique de 900 watts, soit à peu près la puissance dégagée par un fer à repasser. On imagine ce que peuvent provoquer des milliers de fers à repasser dam un espace clos! L'ANDRA estime que la température ne devra pas dépasser 250°C dans les galeries. Après la première centaine d'années, la puissance thermique tombe à 2 % ou moins de sa valeur initiale. Mais auparavant comment cette chaleur sera-t-elle évacuée par le massif rocheux ? Entraînera-t-elle des désordres mécaniques dans les terrains ? Des séismes dans le granite ?

Dès l'an 2000, le centre pourrait commencer à recevoir les déchets alpha et, vers 2010, les déchets vitrifiés. A ce moment-là, il y aura environ 1200 conteneurs à Marcoule qui auront suffisamment refroidi.

En régime d'exploitation, le centre de stockage souterrain recevra 2 000 wagons par an dans le centre ferroviaire le plus proche, soit 5 000 à 6 000 m3 et 1200 à 1600 bonbonnes vitrifiées. Ou, si l'on préfère, une quinzaine de châteaux (3) par jour, dont 5 nécessiteront un transport exceptionnel.

Une bonbonne de verre dégage 7 000 rads à l'heure au contact, 250 rads à l'heure à 1 mètre de distance et 100 rads à 2 mètres. A titre de comparaison, la radioactivité naturelle est de l'ordre de 100 millièmes de rad et la dose mortelle se situe vers 500 rads.

La plupart des produits de fission auront disparu au cours d'une période qui s'étend de 300 à 1000 ans. Les radioéléments à vie plus longue, comme les principaux isotopes du plutonium et de l'américium, auront considérablement décru après 100 000 ans. Bref, ces déchets posent des problèmes que nos sociétés ont du mal à appréhender. Il faudrait se préoccuper des effets qu'ils peuvent engendrer sur des centaines de milliers d'années, en tenant compte d'éventuelles périodes de glaciation, de sautes d'humeur du soleil, de sursauts de la croûte terrestre...

Pour que nos déchets restent isolés du monde extérieur pendant au moins 100 000 ans, il est nécessaire de créer le plus grand nombre de barrières possibles, afin de retarder l'arrivée inéluctable de radioéléments dans la biosphère.

La première barrière est assurée par le conteneur. C'est la course à l'étanchéité. Aux Etats-Unis, le laboratoire national de Brookhaven aurait conçu un conteneur métallique à couches multiples capable de rester étanche durant 1000 ans. Un rapport américain de l'Institut de recherche sur l'énergie électrique mentionne un conteneur étanche pendant 13 000 ans. Les Suédois sont encore plus optimistes puisqu'ils étudient un emballage constitué d'une gaine de cuivre pur de 10 cm d'épaisseur, entouré d'une couche d'argile, de quoi garantir une étanchéité "probable" de plus d'1 million d'années, dans le cas d'un dépôt en formation granitique.

Nos emballages de ciment et de bitume font un peu piètre figure à côté de ces super-récipients! Leur tenue en profondeur n'est pas garantie et le bitume, notamment par son apport en matières organiques, pourrait favoriser la prolifération des bactéries capables de modifier les équilibres chimiques.

Nos "verres" à base de borosilicate sont plus sérieux, mais ils ne sont pas éternels, d'autant plus que l'ANDRA ne prévoit pas de leur adjoindre un surconteneur. On n'est à peu près sûr de leur tenue que sur 300 ans. Et l'eau, qui dissout le verre à raison de 0,35 à 0,035 g par an, aura des siècles et des siècles pour attaquer.

C'est pourquoi il faut prévoir une deuxième barrière, constituée par le matériau de remblaiement des galeries. Ce produit miracle a pour nom "bentonite": de très fines particules capables d'absorber plusieurs fois leur volume d'eau. Dans le cas d'un stockage dans des roches dures comme les granites ou les schistes, il jouera un rôle déterminant Mais on ne connaît guère la stabilité mécanique et géochimique à long terme de ce matériau. Les essais qui ont été effectués dans l'ancienne mine de fer de Stripa en Suède n'étaient pas très concluants.
  Des mesures sur la résistance des roches seront effectuées dans le futur laboratoire souterrain. Ici, une galerie du laboratoire de Stripa en Suède.


La troisième et ultime barrière est constituée par la formation géologique elle-même.

Le granite de Bouin. Depuis le programme européen de recherche sur les sites de stockage, démarré en 1975, le granite est la roche qui a été la mieux étudiée en France. Les principales régions prospectées sont situées dans le Massif Central (Auriat, Fanay-Augères, Margnac) et dans le massif de Bassiès dans les Pyrénées.

C'est un matériau que l'on connaît bien pour y avoir creusé des tunnels, comme celui du Mont-Blanc, des usines souterraines ou encore des mines d'uranium. Il est rigide, solide et résistant, ce qui permettrait d'éviter l'étayage des galeries.

Mais ces gros blocs rigides sont aussi constellés de fissures et fractures, certaines minuscules, d'autres larges de quelques mètres et longues de plusieurs kilomètres, autant de chenaux par lesquels l'eau peut s'insinuer, ou même circuler. Quelles seront les interactions entre l'eau, les déchets et les matériaux de remblaiement des galeries? Dans ce milieu hétérogène, les géologues sont capables de mesurer la résistivité électrique des premiers trente mètres, mais au-delà, il semble illusoire de connaître avec précision la circulation de l'eau en profondeur. Car bien que le granite soit très peu perméable, l'eau n'en est pas absente. Les premières études laissent supposer que le granite de Neuvy-Bouin est relativement homogène et faiblement fracturé. Mais il est encore impossible d'affirmer qu'il n'est pas parcouru par une ou plusieurs grosses fractures non décelées, comme c'était le cas à Stripa en Suède, ou qu'il ne sera pas soumis à de nouvelles contraintes mécaniques et thermiques à l'occasion du stockage.

  Des fissures dans le granit risquent d'amener vers la surface, de l'eau contaminée par les déchets. Comment s'assurer de l'absence de telles fissures dans des millions de m3 de roches ?

Le sel de la Bresse. C'est également un matériau que l'on connaît bien, car on y a creusé de nombreuses mines. Dans le bassin de Bourg-en-Bresse, à Etrez, où ont été réalisés de nombreux forages, le complexe salifère dépasse 1400 m. Si cette formation ne convenait pas, on pourrait se rabattre sur celle de la région de Valence qui a été aussi étudiée de très près. Très peu perméable, puisque l'eau n'y est présente qu'à raison de 1 % en volume, un gisement de sel témoigne par sa seule existence une absence de circulation d'eau. Mais il comporte parfois des poches de saumures que l'on risque de délivrer en creusant, De plus, la création de cavités dans une mine crée parfois une sorte "d'appel d'eau" responsable d'inondations dans les mines de sel. Il est donc important que le terrain qui surplombe le dépôt de sel soit le plus imperméable possible et qu'il ne renferme pas de nappes d'eau. Par contre la plasticité des formations de sel leur éviterait des ruptures dues aux contraintes mécaniques et thermiques; les trous se cicatrisent dans le sel mieux que dans les autres matériaux. Mais la chaleur entraînerait peut-être des effets spectaculaires. Le sel se dilate de 1 % pour un accroissement de température de 100 °C. Cette dilatation sera en partie freinée par les terrains froids et relativement rigides entourant la formation de sel, si bien que la pression pourrait pratiquement doubler au voisinage du stockage. De quoi provoquer un soulèvement de plus d'un mètre en surface, à l'aplomb du stockage, et des crevasses dans le voisinage.

  Si les déchets sont enfouis dans le sel, comme ici dans la mine d'Asse en RFA, les galeries se refermeront d'elles-mêmes.

L'argile de Sissonne. L'argile a été moins étudiée que le sel ou les granites. Elle présente l'avantage d'une perméabilité très faible, mais contient néanmoins une très forte proportion d'eau qui peut migrer lentement, Toutefois, elle pourrait jouer le rôle d'un piège en retenant les éléments chimiques qui auraient pu s'échapper des conteneurs. Tout comme dans le sel, les galeries se colmateraient d'elles-mêmes. Très favorable pour le stockage, cette propriété s'avère gênante pour la construction et l'exploitation du site. Du fait de la grande diversité des argiles, il est difficile de prévoir la tenue des ouvrages. Or, les galeries de stockage devront rester ouvertes au moins durant un an, les galeries principales ne devant pas s'écrouler avant des dizaines d'années. Bref, les techniques de soutènement augmenteront sans doute le coût des travaux. Quant à la température, elle ne devra pas dépasser 80 °C, ce qui impliquerait de laisser refroidir les "verres" en surface une centaine d'années au lieu des trente prévues.

  Les déchets de haute activité qui sortent du coeur des réacteurs, sont coulés dans du verre à l'intérieur d'un conteneur d'acier inoxydable.

Les schistes du Maine-et-Loire. C'est en s'intéressant aux ardoisières souterraines de la région d'Angers, que les Français ont été frappés par les qualités des schistes. Ces sédiments ont subi une élévation de température et de pression, et se présentent sous la forme d'une roche plus ou moins dure et feuilletée. Si bien qu'ils possèdent la dureté et la rigidité des granites et la souplesse et la faible perméabilité des argiles.

Des contraintes dans les schistes entraînent plutôt un plissement qu'une fracturation. Ainsi, les micaschistes, proches des granites par leur structure, sont 10 fois moins fracturés. Et lorsqu'il y a fractures, il semblerait que de fines particules d'argiles provenant de l'altération de certains minéraux de constitution, les colmatent. Leur forte teneur en argile leur permettrait par ailleurs de piéger les radio-éléments qui auraient pu s'échapper des conteneurs. Ce qui explique peut-être que la France, qui fut la première à s'y intéresser en vue du stockage, vient d'être rejointe par l'Espagne.

Comme on a pu s'en rendre compte, il subsiste encore de nombreuses questions sans réponse, qui invitent à la prudence. Les membres du groupe de travail sur la gestion des déchets radioactifs, plus connu sous le nom de Commission Castaing, ont d'ailleurs proposé, entre autres, d'être plus économe en matière de déchets; en intensifiant le retraitement ainsi que les procédés de décontamination, on pourrait considérablement réduire les déchets d'un facteur 5, par exemple, pour les déchets d'exploitation. Mise en place en 1982, par le ministre de l'Industrie, cette commission indépendante et compétente, qui avait fonctionné de façon exemplaire durant 3 ans, a été dissoute.

C'est regrettable car il est primordial qu'une commission indépendante puisse suivre l'avancement des recherches, puis des travaux du futur centre de stockage nucléaire souterrain. C'est la moindre des garanties que nous nous devons d'offrir aux générations qui nous succéderont,

Jacqueline Denis-Lempereur,
Science & Vie n°835, avril 1987.

(1) Agence nationale pour la gestion des déchets radioactifs.

(2) Organisation de coopération et de développement économiques.

(3) Dans le cas d'un colis de verre vitrifié de 480 kg, le château peut peser plus de 50 tonnes.

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