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Qui leur a donné la bombe ?

Malgré la complaisance de certains pays nucléaires, malgré le commerce clandestin des produits "sensibles" la prolifération des armes atomiques est, Dieu merci, beaucoup plus lente que prévu. Pourquoi ? Parce que, quoi qu'on dise, il n 'est pas si facile que ça de faire la bombe ! Pourtant un nouveau venu est sur le point d'y arriver.


La fabrication d'une bombe nucléaire n'est pas à la portée du premier venu.
Il n'y a pas moins de 1 800 composants dans cette bombe américaine B-83 déployée depuis 1985. La sophistication d'un tel engin est très supérieure à celle de la bombe qui est actuellement à la portée des ingénieurs pakistanais. Il n'en reste pas moins vrai qu'une bombe, même rudimentaire, nécessite des investissements énormes en matière grise et en haute technologie.

l1 y a une dizaine d'années, la CIA, dans un bel élan de prospective alarmiste, prédisait que le club très fermé des détenteurs de l'arme nucléaire, qui ne comptait à l'époque que cinq membres, pourrait bien en avoir une trentaine de plus en l'an 2000. L'agence de renseignement américaine n'était d'ailleurs pas la seule de cet avis. Divers rapports émanant d'instituts de recherche prestigieux ou d'officines discrètes n'ont cessé, et depuis plus longtemps encore, d'alerter l'opinion sur l'imminence d'une prolifération des armes atomiques.

Les années ont passé et, en 1988, le club ne compte toujours, officiellement, que les cinq mêmes membres : les Etats-Unis, l'Union soviétique, la Grande-Bretagne, la France et la Chine. On pourrait, il est vrai, ajouter Israël et l'Afrique du Sud, qui possèdent certainement des engins nucléaires, et même l'Inde, qui, si elle n'en a pas encore fabriqué, est tout à fait en mesure de le faire (en dehors des cinq "grands", c'est le seul pays qui ait effectué un essai atomique).

Mais, même en comptant large, on est loin de la prolifération galopante prophétisée il y a dix ans. Force est de constater que, depuis la divulgation du rapport de la CIA, aucun des pays "seuils", c'est-àdire de ceux que l'on jugeait capables de se doter à brève échéance de la bombe A, n'est devenu une puissance nucléaire. L'Argentine, le Brésil, le Pakistan, l'Iran, l'Irak, la Corée du Sud, etc., ne sont toujours pas parvenus à franchir la porte.

Cela est d'autant plus étonnant que les barrières qui devraient théoriquement protéger les technologies clés du nucléaire militaire paraissent pour le moins fragiles. On l'a encore vu, en janvier dernier, en Allemagne fédérale : la firme Transnuklear, spécialisée dans le transport des déchets atomiques, aurait, selon la presse d'outre-Rhin, livré au Pakistan deux fûts d'uranium enrichi. A peu près au même moment, on apprenait qu'une firme belge - la Belgonucléaire, pour ne pas la nommer - aurait construit, toujours au Pakistan, une unité pilote destinée à produire du plutonium. N'y a-t-il pas là de quoi accréditer la thèse de la prolifération et donner, de surcroît, des sueurs froides s'il est vrai, comme on le murmure, que le Pakistan a passé un accord avec la Libye pour la mise au point d'une bombe commune ?


L'usine d'enrichissement de Kahuta, au Pakistan

Tirer de ces faits la conclusion que le Pakistan est en passe de devenir une puissance nucléaire, c'est cependant aller un peu vite en besogne. Tant qu'il n'aura pas procédé à une explosion expérimentale, il demeurera un pays seuil. En revanche, les trafics, scandales et manigances auxquels il parait mêlé démontrent amplement qu'il n'est pas aussi facile qu'on le croit d'entrer dans la classe des "grands" et qu'en particulier on ne fabrique pas une bombe A comme on bricole un cocktail Molotov.

Pour bien prendre la mesure du problème de la prolifération et comprendre pourquoi les candidats à l'arme suprême ne peuvent parvenir à leurs fins qu'à coups de combines et de complaisances, il nous faut d'abord évoquer quelques questions d'ordre général.

En premier lieu, il faut savoir qu'il n'existe pas de marché des armes nucléaires, comme il y a un marché des armes conventionnelles. On ne peut pas acheter de bombes A toutes faites ou en kit, avec mode d'emploi et garantie décennale. Certes, ce n'est pas faute de clients, ni de négociants prêts à commercialiser ce genre de produits. Rappelons seulement l'histoire de cet ingénieur italien du nom de Glauco Parte] qui, en 1982, proposa trois bombes A à quelques acheteurs potentiels du MoyenOrient. Bien sûr, ces bombes n'existaient que dans son imagination, et l'escroquerie fit long feu. Mais elle eut le mérite de montrer qu'une telle offre était susceptible d'intéresser pas mal de gens, puisque au moins un groupe terroriste (rattaché à l'OLP) et deux pays (l'Irak et la Syrie) se portèrent acquéreurs. Le prix demandé par Partel était pourtant assez exorbitant : 924 millions de dollars, soit 308 millions de dollars la bombe ! A titre de comparaison un Pershing II vaut, charge nucléaire comprise, environ 6 millions de dollars. Seulement voilà, les fusées Pershing ne sont pas à vendre.

S'il n'y a pas de marché, même noir, d'armes nucléaires toutes faites, il existe par contre un marché clandestin des matériaux et fournitures nécessaires à leur fabrication. C'est précisément pour tenter de mettre un terme à ces inquiétantes pratiques qu'a été élaboré, en 1970, un traité dit de «non-prolifération" (TNP). Malheureusement, il n'a pas été ratifié par tout le monde : l'Argentine, le Brésil, l'Inde, Israël, le Pakistan et l'Afrique du Sud, c'est-à-dire la plupart des pays "seuils", ont refusé de le signer, tout comme la France d'ailleurs, qui a néanmoins déclaré qu'elle calquerait sa conduite sur celle des pays signataires.

Qui a la bombe et qui la veut?

La prolifération est moins rapide que prévu. Certains pays jugés inquiétants dans les années 70 (Taiwan, Corée du Sud) semblent aujourd'hui en sommeil. Reste qu'un nouveau venu, le Pakistan, est sur le point d'en posséder une.

Aux termes dudit pacte, les Etats membres s'engagent à ne transférer aucune technique, aucune matière ni aucun équipement qui puisse permettre à un Etat dépourvu d'armes nucléaires d'en fabriquer. Simple dans sa formulation, ce traité l'est beaucoup moins dans son application. En effet la filière civile, celle qui conduit à la production d'électricité, a bien des points communs avec la filière militaire, celle qui mène à la bombe. Or, il ne saurait être question de priver de centrales nucléaires les pays qui en ont besoin. Comment alors empêcher que des matières, des équipements ou même des installations complètes ne soient détournés de leurs utilisations pacifiques ? Par un double contrôle : d'une part, celui de l'Agence internationale de l'énergie atomique (AIEA), qui est chargée d'inspecter tous les établissements nucléaires civils à travers le monde ; d'autre part, celui des gouvernements, qui doivent surveiller les exportations de produits dits "sensibles" et tout particulièrement la circulation des éléments nécessaires à la fabrication de charges explosives, à savoir l'uranium 235 et le plutonium 239.

Pour faire une bombe A (laissons de côté les engins thermonucléaires, beaucoup plus puissants certes, mais aussi nettement plus complexes), il faut en effet soit de l'uranium 235, soit du plutonium. Où trouve-t-on ces deux matières premières ?

Dans l'uranium naturel, il n'y a que 0,7 % d'U 235, le reste étant constitué d'U 238 et de quelques traces d'U 234. Or, pour avoir un uranium de qualité militaire, il faut qu'il contienne environ 95 % de l'isotope 235. Il est donc indispensable d'"enrichir" le produit naturel, c'est-à-dire d'augmenter sa teneur en U 235. Pour cela, on a recours à divers procédés difficiles et coûteux dits de "séparation isotopique".

Cet enrichissement n'est d'ailleurs pas réservé uniquement aux applications militaires. Les réacteurs à eau légère - la plupart de ceux qui composent le parc nucléaire français - ont besoin pour fonctionner d'un uranium enrichi à 3 ou 4 % ; certains réacteurs de recherche utilisent un combustible enrichi à 20 % ; et les réacteurs des sous-marins atomiques, en raison de leur compacité, exigent un uranium enrichi à 97,3 %.

Actuellement, il n'existe pas moins de sept méthodes de séparation isotopique, mais deux seulement sont exploitées industriellement : la diffusion gazeuse et l'ultracentrifugation. Dans le procédé de diffusion gazeuse, l'uranium naturel est d'abord transformé en hexafluorure d'uranium (UF6), un composé gazeux stable à température moyenne. L'hexafluorure, comprimé, est introduit dans une chambre de diffusion où il rencontre une paroi poreuse qui, en vertu de la cinétique des gaz, laisse passer davantage de molécules à base d'U 235 (molécules ayant une masse plus faible) que de molécules contenant de l'U 238. De l'autre côté de la paroi, le gaz diffusé se trouve "enrichi" d'environ 0,2 à 0,4%.

Si, partant de l'uranium naturel, on veut obtenir un uranium renfermant 95 % de l'isotope 235, il faut donc que l'hexafluorure traverse environ 4 000 parois poreuses, lesquelles sont disposées en série et constituent ce que l'on appelle une cascade de diffusion gazeuse. Un nombre restreint de pays maîtrisent cette technologie, parmi lesquels les EtatsUnis, l'URSS, la Grande-Bretagne, la France (usine de Pierrelatte) et vraisemblablement la Chine.

L'ultracentrifugation, elle, utilise l'action de la force centrifuge sur l'hexafluorure contenu dans un récipient tournant à très grande vitesse. L'isotope le plus lourd, l'U 238, gagne la périphérie du récipient, de sorte que le gaz du centre se trouve enrichi en U 235. La RFA, la Hollande, le Japon, l'Australie et le Pakistan possèdent ce type d'installation.
A moins qu'il ne parvienne à se procurer directement de l'uranium très enrichi - hypothèse peu plausible -, un pays qui désire fabriquer une bombe à U 235 doit donc avant toute chose acquérir l'une ou l'autre de ces filières.

En ce qui concerne la bombe au plutonium, la façon d'obtenir la matière première est un peu plus compliquée, l e plutonium, en effet, n'existe pas dans la nature ; il se forme dans les réacteurs nucléaires quand les noyaux d'uranium 238 capturent des neutrons issus de la fission des noyaux d'uranium 235. Le plutonium est lui aussi constitué de plusieurs isotopes, parmi lesquels le Pu 239, qui apparaît en premier et convient le mieux aux applications militaires, et le Pu 240, qui se développe si on laisse séjourner longtemps l'uranium 238 dans le réacteur, mais qui est impropre à la fabrication d'une bombe A. Un bon plutonium militaire doit contenir moins de 7 % de Pu 240.

Pour obtenir du plutonium, il y a grosso modo deux méthodes. La première consiste à utiliser un réacteur fonctionnant à l'uranium naturel et modéré au graphite ou à l'eau lourde. Grâce à l'action de ces modérateurs, qui ralentissent considérablement les neutrons nés de la réaction en chaîne, ceux-ci peuvent être capturés par l'U 238. Ainsi le plutonium se forme au coeur même du réacteur, à l'intérieur du combustible.

La seconde méthode dérive plus ou moins de la première : elle consiste à disposer autour du coeur d'un réacteur fonctionnant à l'uranium enrichi une couche d'uranium naturel ou appauvri (le reliquat de la séparation isotopique). Le plutonium se forme, alors dans cette chappe bombardée par les neutrons du coeur. C'est ce procédé qu'auraient peut-être exploité (à long terme) les Irakiens si l'aviation israélienne n'avait pas, à l'aube du 7 juin 1981, détruit leur réacteur Osirak.

Après ces considérations techniques, revenons aux mesures prises contre une éventuelle dissémination des armes nucléaires. Bien évidemment, la vente d'usines de séparation isotopique ou de réacteurs plutonigènes est formellement interdite et fait l'objet d'une surveillance très stricte. On peut dire que, depuis la signature du traité de non-prolifération, aucune installation de ce genre n'a été exportée où que ce soit, la France ayant même annulé les contrats qu'elle avait passés avec le Pakistan et la Corée pour la livraison d'unités d'enrichissement.

Mais il n'en a pas été toujours ainsi auparavant. De plus, s'il est relativement facile de contrôler la vente d'une usine clés en main, il est beaucoup plus délicat de surveiller le commerce des pièces détachées. D'abord, parce que nombre d'entre elles, tels certains composants électroniques ou certains ordinateurs, ne sont pas spécifiques du domaine nucléaire. On peut donc prétendre les acheter pour un tout autre usage, et ensuite les utiliser à des fins interdites. Pour éviter autant que possible de tels détournements, des listes ont été dressées, régulièrement mises à jour, qui indiquent les matériels et produits que les industriels ne peuvent exporter sans l'accord exprès de leur gouvernement.

Mais établir des listes noires est une chose, les faire respecter en est une autre. Les entreprises, en effet, rechignent souvent à sacrifier de fructueux marchés et n'hésitent pas à emprunter des circuits obliques pour acheminer leurs marchandises illicites. D'autre part, les pays qui veulent coûte que coûte se doter de l'arme atomique sont prêts à tous les trafics et à tous les subterfuges pour parvenir à leurs fins. Pour illustrer les difficultés et les équivoques que rencontre la politique de non-prolifération, nous allons prendre trois exemples : ceux d'Israël et de l'Afrique du Sud, qui, selon toute probabilité, possèdent aujourd'hui des armes nucléaires, et celui du Pakistan qui, à l'heure actuelle, fait des pieds et des mains pour arriver au même résultat.

Le programme nucléaire israélien est né, peut-on dire, en même temps que l'Etat juif, en 1948. Cernée de tous côtés par des pays hostiles, la jeune nation a tout de suite compris qu'elle ne pourrait garantir son existence qu'à condition de renforcer sa défense. Et la défense suprême, c'était, bien entendu, la possession de l'arme atomique. Aussi, dès cette époque, les autorités de Tel Aviv envoyèrent-elles des géologues dans le désert du Neguev pour y chercher de l'uranium, et des étudiants dans les meilleures universités mondiales pour y étudier la physique nucléaire. En 1953, un premier accord de coopération est conclu avec la France : il ne concerne que l'échange d'informations sur le traitement des minerais d'uranium et les techniques de production d'eau lourde (les physiciens israéliens de l'institut Weizmann ont mis au point un procédé de fabrication de l'eau lourde particulièrement bon marché).

C'est en 1956, à la suite de l'expédition avortée de Suez, que le gouvernement français décide d'aider Israël à installer un réacteur aux confins du Neguev, à Dimona. Et pas n'importe quel réacteur, mais une pile à uranium naturel et à eau lourde, productrice de plutonium ! Pour camoufler l'opération, le Mossad - les services secrets israéliens - laisse entendre qu'il s'agit d'une usine textile. La CIA, cependant, ne tarde pas à découvrir le pot aux roses, et les Etats-Unis somment Tel Aviv de s'expliquer. Pour rassurer Washington, les Israéliens prétendent qu'ils construisent un petit réacteur de recherche, et ils invitent les experts américains à venir inspecter l'installation dès que celle-ci sera achevée.

ISRAËL, MEMBRE OFFICIEUX DU "CLUB"

Le réacteur de Dimona fournit aux israéliens du plutonium militaire.

Le réacteur "diverge" (entre en fonctionnement) en décembre 1962. Il n'est plus possible désormais de différer la visite des experts de l'Atomic Energy Commission. Mais comment faire pour que ces derniers ne découvrent pas la véritable nature ni la puissance réelle de la prétendue pile expérimentale ? Pour mystifier leurs hôtes, les savants israéliens ourdissent alors la plus belle opération d'intoxication qui ait jamais été montée dans le monde nucléaire. La voici telle que la décrit Pierre Péan dans un livre remarquablement informé, Les Deux Bombes ( Editions Fayard, 1982) :
« A partir de plans fournis par le CEA (Commissariat à l'énergie atomique, l'organisme français qui a coopéré de bout en bout à l'édification de Dimona), ils étudient un projet de réacteur de recherche non plutonigène, ne fonctionnant pas à l'eau lourde, mais qui soit cohérent avec le vrai réacteur. Et ils créent, à partir de ce projet en trompe l'il, un décor à l'intérieur du réacteur. »
Le clou de cette opération est une fausse salle des commandes de 80 m2 où viendront travailler les Américains. Les instruments sont branchés sur un simulateur capable de reproduire l'ensemble des phénomènes physiques qui se déroulent dans une pile de recherche à énergie nulle. Derrière le simulateur, mais bien caché, est installé un ensemble de calcul où sont enregistrées sous forme de modèles mathématiques tous les paramètres caractérisant le fonctionnement de la pile expérimentale non plutonigène que les experts américains doivent recomposer à partir de leurs calculs. Ces calculateurs ont évidemment digéré toutes les lois mécaniques, électriques, thermodynamiques et neutroniques qui régissent le fonctionnement de la fausse centrale de Dimona. Pendant toute la durée de la simulation, plusieurs ingénieurs se tiendront dans une salle cachée afin de superviser l'exercice... »

Le plus beau, c'est que ça marche ! Les Américains, chaleureusement reçus, royalement traités, n'y voient que du feu. Ils passent une semaine à Dimona, prennent des quantités de notes, et repartent convaincus qu'ils ont inspecté un innocent réacteur de recherche.

Il s'agit pourtant bel et bien d'une redoutable machine à fabriquer du plutonium. Au moins une dizaine de kilos par an, de quoi confectionner une bombe A plus puissante que celle d'Hiroshima.
Mais ce plutonium, il faut l'extraire du combustible irradié, c'est-à-dire le séparer de l'uranium au sein duquel il s'est formé. Opération complexe et, de surcroît, dangereuse, car tout ce qui sort d'un réacteur est très fortement radioactif. Cette séparation ne peut être réalisée que dans une installation très spécialisée et grâce à des techniques très élaborées. C'est encore la France qui aidera les Israéliens à construire leur usine d'extraction de plutonium et qui les informera sur la méthode à suivre. Cette usine, croit-on, est devenue opérationnelle en 1965, et, dès l'année suivante, les Israéliens auraient réussi à fabriquer leur première bombe.

Ont-ils procédé à des essais ? La question est très controversée. Selon certaines sources, ils auraient effectué un test sur le polygone de Reggane, au Sahara, là où les Français avaient expérimenté leur première bombe A. Cette hypothèse paraît pour le moins douteuse. En revanche, la version selon laquelle ils auraient essayé leurs engins en pleine mer, au large de l'Afrique du Sud, sur des pontons ancrés à l'écart des routes maritimes, semble a priori plus crédible. En effet, dès 1965, une coopération sur le plan nucléaire, dont nous reparlerons, s'était engagée entre Tel Aviv et Prétoria. D'autre part, à plusieurs reprises, vers la fin des années 70, les appareils de mesure américains ont enregistré des "événements" suspects dans la région. Enfin, d'après une troisième version, évoquée récemment par la presse arabe, ces essais auraient eu lieu sur le continent Antarctique, avec l'accord de la Norvège et de l'Afrique du Sud. Mais, répétons-le, toutes ces assertions sont à prendre avec la plus grande circonspection. En particulier, on voit mal comment une explosion sur le continent Antarctique aurait pu échapper aux multiples équipes scientifiques qui sont installées en permanence sur ce territoire.

En septembre 1986, un technicien israélien révélait aux journalistes anglais du Sunday Times que le réacteur de Dimona produisait annuellement une quarantaine de kilos de plutonium et que son pays possédait entre 100 et 200 bombes A, suffisamment miniaturisées pour tenir dans l'ogive d'un missile. Affabulait-il ? En tout cas, ses indiscrétions lui valurent d'être enlevé à Rome par les agents du Mossad et d'être traduit en justice, deux semaines plus tard, à Jérusalem. Ce qui est certain, c'est que les Israéliens signèrent, dans les années 60, un contrat de coopération avec la firme Marcel Dassault pour l'étude de missiles sol-sol à deux étages et à combustible solide, capables d'atteindre des cibles situées à 500 km (Le Caire ? Bagdad ? Damas ?). Depuis lors, ces engins, baptisés "Jéricho", auraient vu leur portée passer à 1200 km.

Deux affaires en rapport avec la bombe israélienne montrent combien il est difficile de contrôler les détournements de matériaux "sensibles" quand on a affaire à un Etat prêt à employer tous les moyens pour se les procurer.

La première affaire est celle du Scheersberg. Pour faire fonctionner le réacteur de Dimona, les Israéliens ont besoin chaque année d'environ 24 tonnes d'uranium naturel. Les phosphates uranifères du Neguev leur en fournissent quelque 10 tonnes, et le reste est importé d'Afrique du Sud et de France. Mais après l'embargo décidé en 1967 par le général de Gaulle, il leur faut trouver d'autres sources d'approvisionnement. Vers qui se tourner? L'URSS et la Chine refuseront, c'est certain. Les Etats-Unis accepteront peut-être, mais exigeront un nouveau contrôle. Le Gabon, la République centrafricaine et le Niger entretiennent des relations plus ou moins houleuses avec la France, mais respecteront sans doute l'embargo. Restent le Canada et éventuellement le Brésil. Mais, en attendant, il faut se débrouiller.

Les services secrets israéliens apprennent un jour que 560 fûts d'oxyde-d'uranium sont stockés à Anvers. Ils viennent du Zaïre et sont la propriété de la Société générale des minerais. A l'automne 1968, les fûts sont achetés par une société allemande et embarqués à bord du Scheersberg, un petit cargo battant pavillon libérien. Ils doivent être transportés à Gènes, où l'uranium sera traité par une entre prise locale, la SAICA. Tout est en règle : Euratom, qui veille jalousement à ce qu'aucun produit nucléaire ne quitte la Communauté européenne, a donné son accord. Mais les fûts n'arriveront jamais à Gènes...

On apprendra la vérité beaucoup plus tard. La société allemande qui avait acheté l'uranium était en fait une société paravent, qui se déclarera en faillite peu de temps après la transaction. La compagnie libérienne propriétaire du Scheersberg n'était ni plus ni moins qu'une succursale du Mossad. Quant aux 560 fûts, ils avaient été transférés de nuit, quelque part entre Chypre et la Turquie, à bord d'un navire israélien. Deux cents tonnes d'oxyde d'uranium étaient ainsi tombées aux mains des Israéliens, de quoi alimenter le réacteur de Dimona pendant huit années !
L'autre affaire met en cause la NUMEC (Nuclear Materials and Equipment Corporation), une firme américaine installée à Apollo en Pennsylvanie, et son président Zaiman Shapiro. La NUMEC fabrique et vend des matériaux fissiles pour des usages pacifiques et militaires. En particulier, c'est elle qui fournit à la marine américaine le combustible utilisé par les sous-marins nucléaires, c'est-à-dire de l'uranium très fortement enrichi. Or, à l'occasion d'une inspection, en 1965, l'ACE (Atomic Energy Commission) constate la disparition de plus de 200 livres d'uranium enrichi (on avança même le chiffre de 572 livres). Une enquête menée conjointement par la Commission, le FBI et la CIA révélera que, de 1957 à 1965, Shapiro avait couvert, sinon organisé, plusieurs détournements du précieux métal au profit d'Israël.

Ce trafic, toutefois, soulève une question : pourquoi les Israéliens avaient-ils besoin d'uranium enrichi puisque Dimona était en mesure de leur procurer suffisamment de plutonium pour faire leurs bombes A ? Trois réponses sont possibles. Ou bien les savants israéliens voulaient, parallèlement à la bombe au plutonium, acquérir la technique de la bombe à uranium 235. Ou bien ils désiraient mettre au point une bombe mixte, faite d'un mélange de plutonium et d'uranium enrichi, procédé couramment utilisé pour la fabrication des armes nucléaires. Ou bien, enfin, ils projetaient dès cette époque de se lancer dans l'étude de la bombe thermonucléaire (il faut en effet une bombe à U 235 pour amorcer la réaction de fusion).

Mais laissons Israël à ses recherches, et voyons comment l'Afrique du Sud est parvenue, elle aussi, à devenir une puissance nucléaire. Car, aujourd'hui, la plupart des analystes militaires pensent que la République sud-africaine est capable de fabriquer des engins atomiques plus puissants que la bombe d'Hiroshima.

C'est en 1961 qu'est créé le Centre sud-africain de recherches nucléaires. Une de ses premières décisions est d'acquérir un réacteur expérimental afin que ses chercheurs puissent se familiariser avec cette nouvelle source d'énergie. Celui-ci, dénommé SAFARI I, est fourni par les Américains. Installé dans les environs de Prétoria, il fonctionne à l'uranium enrichi et entre en activité en 1964. Précision importante, il est sous contrôle de l'Agence internationale de l'énergie atomique, l'organisme chargé de faire respecter les règles de non-prolifération (alors que les Israéliens, eux, ont toujours refusé d'ouvrir les portes de Dimona aux inspecteurs de l'AEIA).

Il en sera de même de la centrale nucléaire de Koeberg, construite par la France et comprenant deux gros réacteurs PWR (à eau légère et uranium faiblement enrichi). Elle pourrait théoriquement fournir aux Sud-Africains plus de 100 kilos de plutonium par an, mais, en vertu des conventions passées avec l'AEIA, tout le combustible extrait des réacteurs doit être retraité hors de l'Afrique du Sud.

Mais alors sur quoi se fondent les analystes militaires pour affirmer que la République sud-africaine est en mesure de fabriquer des armes atomiques? Sur un ensemble de faits et de données dont voici les principales :
- L'Afrique du Sud possède de très importants gisements d'uranium. Elle n'a donc pas de problème d'approvisionnement, et le minerai qu'elle extrait échappe à tout contrôle.
- Une société d'Etat, I'UCOR (Uranium Enrichment Corporation) a construit à Valindaba une usine pilote de séparation isotopique (par la méthode de l'ultracentrifugation). Une seconde usine, de grande capacité, est en voie d'achèvement. L'Afrique du Sud dispose donc d'uranium enrichi. Or il suffit de 52 kilos de métal enrichi à 94 % pour faire une bombe A.
- De nombreux scientifiques sud-africains sont venus étudier en France ; plusieurs atomistes ont effectué des stages au centre nucléaire de Saclay.
- La coopération entre Prétoria et Tel Aviv, inaugurée au lendemain de la guerre des six jours, a abouti en 1976 à la signature d'un traité économique et scientifique. Ce traité porte non seulement sur l'échange de matières premières, mais aussi sur la communication de connaissances techniques. Des liens privilégiés se sont tissés entre le département de physique nucléaire de l'université de Johannesburg et l'institut Weizmann.
- En collaboration avec Matra et Thomson, l'Afrique du Sud a mis au point un missile capable d'emporter une ogive nucléaire. Le "Cactus" (c'est le nom du missile) est devenu opérationnel en 1969.

Bien sûr, tous ces éléments ne forment pas une preuve, mais ils constituent au moins de solides présomptions. On a cru un moment que l'Afrique du Sud s'était trahie : en effet, le 22 septembre 1979, un satellite américain VELA enregistrait un "flash" suspect dans la partie australe du continent noir. Dans un premier temps, cet éclair fut attribué à une explosion nucléaire dans le désert de Kalahari ; mais les services de détection américains abandonnèrent rapidement cette hypothèse et invoquèrent un défaut du satellite.

Le cas du Pakistan est bien différent. Nul ne le soupçonne de posséder la bombe, mais tout indique qu'il cherche à l'avoir. En refusant de signer le traité de non-prolifération, les Pakistanais avaient expliqué qu'un tel accord ne serait acceptable que s'ils avaient la certitude que le "club des cinq" ne deviendrait jamais le club des six. Disant cela, ils pensaient naturellement à l'Inde, le grand voisin avec lequel ils étaient périodiquement en conflit et dont ils connaissaient les travaux en matière d'atome militaire.

LE PÈRE DE LA BOMBE PAKISTANAISE

Abdul Qadeer Khan avait quitté son pays pour se former aux techniques occidentales.
Il y est revenu avec, en poche, les plans d'une usine d'enrichissement identique à celle où il a travaillé en Hollande (ci-dessous).

C'est après la guerre indo-pakistanaise de 1971, guerre qui se solda par la défaite du Pakistan et la perte de sa province orientale (devenue le Bangladesh), que Karachi décida de s'engager résolument dans la voie des armes nucléaires. Un plan fut échafaudé qui comportait deux volets : à l'intérieur du pays, mobilisation des meilleurs scientifiques et ingénieurs pakistanais ; à l'extérieur, recherche des informations et des équipements nécessaires à la réalisation du projet.

C'est investi de cette mission de renseignement que le jeune Abdul Qadeer Khan, ingénieur de son état, fut envoyé en Europe. Il parvint à se faire engager à l'usine d'enrichissement d'Almedo, aux Pays-Bas, une entreprise appartenant à la firme URENCO. De 1972 à 1975, il eut tout le loisir d'étudier la technique et le fonctionnement des centrifugeuses, ainsi que la conception et l'organisation d'un atelier de séparation isotopique. Rentré dans son pays, il prit une part déterminante dans l'élaboration et la construction, à Kahuta, de la première usine d'enrichissement pakistanaise.
Les industries locales étant bien incapables de fournir tous les éléments indispensables à une telle réalisation, il fallut inévitablement se tourner vers l'Occident. D'où une cascade d'"affaires" ayant pour thème commun la violation du traité de nonprolifération.

Ainsi, en 1976, la firme hollandaise Fysish Dynamisch Oderzoeckslaboratorium fut poursuivie pour avoir vendu illégalement des instruments de mesure destinés à l'usine de Kahuta. La même année, une autre société hollandaise, spécialisée dans les transmissions automobiles, la Van Doorne Transmissie, fut accusée d'avoir exporté vers le Pakistan, malgré les mises en gardes des autorités de La Haye, 6 500 tubes en acier spécial. Ces tubes, bien entendu, étaient eux aussi destinés à Kahuta; mais comme la "liste noire" de l'AIEA ne les mentionnait pas expressément parmi les produits interdits à l'exportation, la Van Doorne fut en fin de compte acquittée (et la liste modifiée).

Ce n'était là toutefois que broutilles à côté de l'affaire Migule. En 1977, un homme d'affaires allemand du nom d'Albrecht Migule réussit à acheminer au Pakistan non pas quelques compteurs ni quelques tubes, mais un plein cargo de pièces détachées. Il s'agissait tout bonnement d'une usine de conversion en kit ! Par conversion on entend la transformation de l'uranium naturel en hexafluorure d'uranium, préliminaire indispensable à toute opération de séparation isotopique. Migule avait même fourni en prime les techniciens qui montèrent l'installation à Dera Ghazi. Il fut condamné à huit mois de prison avec sursis et 10 000 dollars d'amende. Peine bien légère quand on sait qu'il avait vendu l'ensemble pour 6 millions de dollars !

Mais ce n'est pas tout. En 1980, Abdul Aziz Khan ainsi que deux complices sont traduits devant la justice canadienne pour avoir illégalement exporté au Pakistan des convertisseurs de fréquence destinés à régler la vitesse des centrifugeuses. En 1981, Sarfaz Mir et Albert Goldberg sont poursuivis pour avoir tenté d'expédier à Karachi, sous l'appellation d'"équipements d'alpinisme", des tubes de zirconium spécialement conçus pour être utilisés dans un réacteur nucléaire. En 1983, Henk Slebos, encore un Hollandais, est condamné pour avoir livré des composants électroniques à l'usine de Kahuta.

Enfin, selon l'hebdomadaire allemand Stern, un navire de la compagnie Global International Transport aurait embarqué, le 10 août dernier, 880 kilos d'acier extra-dur à destination du Pakistan. Le métal se présentait sous la forme de cylindres dont le diamètre correspondait exactement à celui de certaines pièces employées dans les centrifugeuses de Kahuta. A l'origine, c'est une petite entreprise londonienne, la Lizrose Ltd, qui avait commandé cet acier spécial à Arbed Corporation, un grand de la métallurgie allemande. Mais des agents occidentaux, ayant eu vent de l'affaire, s'aperçurent que le directeur de la Lizrose, un certain Inam Ullah Shah, était d'origine pakistanaise. En conséquence, ils dissuadèrent Arbed d'effectuer la livraison. Deux semaines plus tard, la firme allemande enregistrait une nouvelle commande portant sur le même produit, mais émanant cette fois d'un négociant de Cologne, Mark Blok (lequel, soit dit en passant, est marié à une Pakistanaise liée à Inam Shah). Comme Blok demandait que l'acier lui fût livré dans ses entrepôts de Cologne, Arbed, n'ayant pas besoin de licence d'importation, honora la commande sans se poser trop de questions. Arrivée à Cologne, la marchandise fut acheminée vers Hambourg et chargée discrètement sur le navire de la Global.

Après analyse de tous ces trafics, on estime, dans les milieux proches du gouvernement américain, que le Pakistan possède actuellement une usine d'enrichissement équipée de 14 000 centrifugeuses. Pour sa part, le Bulletin of the Atomic Scientist pense que ce chiffre est exagéré, et que la réalité est plus proche de 1000 que de 14 000 (mais il faut savoir que les centrifugeuses sont des appareils fragiles et qu'il n'est pas rare que la moitié d'un parc soit à l'arrêt pour réparations).

Quoi qu'il en soit, et même en se fondant sur l'estimation la plus faible, on peut en déduire que le Pakistan a la capacité de produire annuellement environ 21 kilos d'uranium militaire (300 kilos dans la première hypothèse). Or, nous l'avons vu, il suffit de 52 kilos d'uranium enrichi à 94 % pour faire une bombe. Et même, d'après l'AIEA, en utilisant un réflecteur de neutrons relativement simple (en entourant, par exemple, l'uranium d'une couché de graphite), on peut fabriquer un engin "rustique" avec seulement la moitié de ce poids. Il n'est donc pas extravagant de penser qu'avec l'uranium enrichi accumulé ces dernières années les Pakistanais sont en mesure de confectionner plusieurs bombes A. A condition, évidemment, qu'ils possèdent aussi le savoir-faire, c'est-à-dire un nombre suffisant de physiciens, d'électroniciens, de métallurgistes, de spécialistes des explosifs, etc. Car, dans ce domaine, la matière grise compte autant que l'uranium.

Si l'on admet que le Pakistan a su former, chez lui ou à l'étranger, les concepteurs et les exécutants nécessaires à la réalisation de son projet - ce qui est tout à fait vraisemblable -, alors sans doute est-il sur le point de détenir quelques engins rudimentaires et ventrus, analogues à la bombe d'Hiroshima. Ventrus parce que, en l'absence d'expérimentation réelle, il est absolument impossible de miniaturiser une charge nucléaire et d'être assuré de son bon fonctionnement.

Mais, même rudimentaires, ces armes ne sont-elles pas si terrifiantes que leur seule possession, par la menace qu'elle fait peser sur l'adversaire, confère un avantage considérable au pays qui les détient ? Ce n'est pas du tout certain, car la menace peut se retourner contre celui qui la brandit. Ne disposer que de quelques bombes A, c'est en effet s'exposer à une frappe préventive destinée à éliminer d'un coup tout l'arsenal atomique que l'on s'est constitué. Il n'y a pas de vraie puissance nucléaire sans stratégie adaptée. Or, cette stratégie repose entièrement sur la capacité d'une seconde frappe, assurée soit par une énorme réserve de projectiles nucléaires, soit surtout par les indétectables sous-marins lanceurs d'engins. Aujourd'hui, seuls les membres du "club des cinq" sont à même de riposter à toute attaque préventive, et c'est en cela précisément qu'un gouffre les sépare des pays qui tentent de rivaliser avec eux.

A supposer que le Pakistan parvienne à se doter de quelques bombes atomiques, l'Inde, son puissant voisin, ne tardera pas à en faire autant. Au bout du compte, les deux pays se retrouveront dans la même périlleuse situation, chacun d'entre eux étant tenté de frapper le premier pour annihiler la menace que l'autre fait peser sur lui. L'Inde, en procédant à un unique essai, en 1974, a déjà montré qu'elle n'était pas disposée à se laisser intimider, mais qu'elle avait mieux à faire que de fabriquer des bombes. Espérons que le Pakistan se contentera lui aussi de manifester ses capacités sans chercher à les concrétiser.

Sven Orteil,
Science & Vie n°847, avril 1988.

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