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Fissures fatales ?

Malgré la sortie récente, sur les écrans français, du «Syndrome chinois», le film catastrophe dans une centrale nucléaire, le souvenir de l'accident de Three Miles Island commençait à s'estomper. Et voilà que l'on apprend qu'il existe des fissures dans certaines parties vitales des centrales nucléaires françaises.

Les premières fissures ont été découvertes il y a plus d'un an, par un ouvrier de l'usine Framatome à Chatou-sur-Saône, dans la plaque d'acier qui forme la base du générateur de vapeur. A travers cette plaque passent les quelque 3400 tubes du circuit primaire, véhiculant l'eau radioactive provenant du coeur, dont la chaleur vaporise l'eau du circuit secondaire qui fait alors tourner la turbine. L'étanchéité de cette plaque est donc essentielle à la sécurité puisqu'une fissure à ce niveau permet à la radioactivité de fuir vers l'extérieur par le circuit secondaire. Cette plaque d'acier est protégée de la corrosion par la soudure d'une couche d'alliage, l'iconel. Craignant d'avoir raté sa soudure, l'ouvrier de Framatome avait enlevé la couche d'iconel pour recommencer. C'est alors qu'il découvrit que l'acier était zébré de fissures longues et profondes de quelque six millimètres. D'où provenaient-elles ? Du choc infligé au métal par l'opération de soudure. Mais alors ne fallait-il pas craindre que, sous leur belle protection d'iconel, d'autres plaques, sur d'autres générateurs de vapeur, ne soient-elles aussi fissurées ? Des contrôles sont faits. D'autres fissures sont découvertes.

Et au printemps dernier on en détecte de nouvelles, dans une partie encore plus sensible du réacteur : dans les tubulures qui assurent la jonction entre le circuit primaire et le coeur du réacteur, et qui, de surcroît, supportent, en suspension, les 400 tonnes du réacteur lui-même. Là, c'est une couche d'acier inoxydable qui est appliquée par soudure. Et là encore, c'est la soudure qui provoque les fissures.

Contrôles, réunions, échanges de notes entre Framatome et les services de sûreté du Ministère de l'industrie et du CEA : les syndicats finissent par avoir vent de l'affaire. lis s'en émeuvent d'autant plus qu'à Tricastin, à Gravelines, à Dampierre, trois réacteurs achevés n'attendent plus que leur chargement en combustible pour démarrer. Seront-ils mis en route malgré l'existence possible de fissures ? Le 21 septembre, la CFDT pose publiquement la question au ministre de l'Industrie. Du coup, la CGT fait connaître la lettre qu'elle avait discrètement adressée quelques jours plus tôt à la direction d'EDF.

Le ministre André Giraud, et la direction d'EDF ne nient pas l'existence de fissures, mais affirment qu'il s'agit de « défauts superficiels qui ne présentent pas de risque pour l'exploitation ». Les syndicalistes estiment, eux, que l'on connaît mal l'évolution de ces fissures dans le temps. Surtout, ils soulignent que, dans les tubulures particulièrement « elles fragilisent une partie essentielle du réacteur nucléaire qui, de ce fait, ne pourrait peut-être pas résister à un accident dont la cause se situerait ailleurs ». Or la conception actuelle des centrales nucléaires exclut totalement l'hypothèse d'une rupture de la cuve. Cet accident a été [estimé] si improbable qu'aucune parade n'a été prévue.

Le risque de fissures concerne une vingtaine de réacteurs de 900 mégawatts, les uns en cours de construction, les autres déjà installés sur leur site. Ce qui n'empêche pas le ministre de l'industrie de donner l'ordre début octobre de commencer le chargement des centrales de Gravelines et de Tricastin. Décision à laquelle la Direction d'EDF a décidé de surseoir pour vérifications supplémentaires. En fait, les responsables du programme prennent le problème plus au sérieux qu'ils ne le disent. Mais reculent devant deux obstacles : le surcoût et le temps perdu. En effet la plupart des fissures ne sont décelables que si l'on enlève la couche d'acier inoxydable. Et certaines sont inaccessibles aux examens lorsque le réacteur est monté sur son site. Faut-il donc « peler » toutes les cuves et toutes les plaques, démonter les réacteurs prêts à démarrer ? La vraie sécurité l'exigerait. Au prix d'un nouveau retard du programme électronucléaire. Les responsables français ont préféré garder le secret, puis afficher l'optimisme. Ce qui ne les a pas empêché de demander au CEA de mettre au point des méthodes d'examen « in situ » et d'inventer un robot pour les éventuelles réparations. Dangereuse fuite en avant. Car il n'est pas sûr que l'on parviendra à détecter les fissures, ni surtout à les réparer, lorsque les tubulures auront été fortement contaminées par le fonctionnement du réacteur. Quant aux centrales déjà en fonctionnement au Bugey et à Fessenheim, il se pourrait qu'elles n'aient pas de fissures, car elles ont bénéficié d'un procédé de soudure plus sûr, mais plus coûteux en énergie, qui implique un préchauffage de l'acier. Le directeur de Fessenheim a voulu rassurer en affirmant que la révision récente de sa centrale n'a révélé que des « défauts superficiels ». Sans doute s'agit-il d'autres défauts ! Car les moyens actuels d'investigation ne lui permettent absolument pas de savoir ce qui se passe sous la couche d'acier inoxydable, dans les tubulures de Fessenheim.

Science & Vie n°746, novembre 1979.

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