Que s'est-il passé le 22 septembre dernier, à 15 heures, à 1 000 km au large des côtes d'Afrique du Sud? Soudain, un double éclair a illuminé le ciel, provoquant la perplexité des scientifiques et des militaires. Pourtant, ces derniers ont des soupçons...
Sur son orbite géostationnaire, à 36 000 km d'altitude, un des plus vieux satellites espions américains, un « Vela », eut tout à coup son « oeil » attiré par une double lueur. L'engin se trouvait alors au sud de l'Afrique, et ses photomètres balayaient une zone de 1540 km de diamètre, comprenant la pointe méridionale du continent, la jonction de l'océan Atlantique et de l'océan Indien, ainsi qu'une partie de l'Antarctique.
S'agissait-il d'un phénomène météorologique ? D'un reflet capricieux ? De la combustion d'une météorite ? Mystère ! Les premiers à avoir la puce à l'oreille furent les militaires américains. Et pour cause. Le satellite « Vela » leur appartient. Il est l'un des trois rescapés d'une série de huit lancés en 1970 pour surveiller les explosions nucléaires atmosphériques clandestines. Les informations qu'il enregistre, relayées par la station de réception de Pinegap, en Australie, sont captées en permanence par une de leurs bases de Floride. Or le double flash lumineux n'a plus de secret pour eux : il est le signe, la signature, d'une explosion atomique atmosphérique. L'éclair initial éclate au démarrage de l'explosion ; c'est la fameuse « boule de feu » bien connue des physiciens. Ensuite, la lueur est occultée pendant une fraction de seconde par l'onde de choc, qui rend l'atmosphère opaque. Puis, la nuée dissipée, le second éclair apparaît.
Jusqu'à ce 22 septembre 1979, les satellites « Vela » avaient observé quarante et une fois le phénomène du double flash, et, chaque fois, les vérifications effectuées par le département américain de la Défense avaient confirmé qu'une explosion nucléaire atmosphérique avait réellement eu lieu. Il s'agissait principalement des expériences nucléaires faites par les Chinois et les Français, qui se sont toujours abstenus de signer le traité international d'interdiction des explosions nucléaires atmosphériques.
Pourtant, cette quarante-deuxième fois,
les choses n'étaient pas aussi évidentes. D'abord,
bien sûr, aucun pays voisin de la zone intéressée
ne revendiquait une quelconque explosion. Ensuite, l'intensité
du double éclair avait été si faible que,
s'il provenait bien d'un essai atomique, la puissance de la bombe
ne devait pas dépasser 2 à 4 kilotonnes, soit le
cinquième de la puissance de la bombe d'Hiroshima. Or,
généralement, les engins expérimentaux, assez
rudimentaires, ont une puissance cinq à dix fois supérieure.
Enfin, fait encore plus troublant, les autres capteurs du satellite
« Vela », en particulier ceux qui mesurent les rayons
X et les rayons gamma, et ceux qui détectent les perturbations
électromagnétiques, n'avaient enregistré
aucun signal qui pût corroborer ceux des photomètres.
Devant la perplexité des militaires, Frank Press, le conseiller
scientifique du président Carter, convoqua une bonne demi-douzaine
de spécialistes appartenant aux plus grandes universités
américaines. But de la réunion : tenter de faire
la lumière sur cette mystérieuse affaire à
l'aide des éléments disponibles. Toutes les hypothèses
furent envisagées. En premier lieu, les spécialistes
se demandèrent si le satellite n'avait pas été
victime d'une hallucination, c'est-à-dire d'un mauvais
fonctionnement. D'après les militaires, la possibilité
d'un incident de ce genre était plus que douteuse : les
photomètres de « Vela » avaient été
vérifiés et réétalonnés quelques
semaines auparavant. Diverses explications «naturelles»
furent alors envisagées : les capteurs du satellite n'avaient
peut-être rien vu d'autre que la succession rapide de deux
éclairs d'orage ; ou bien un éclair orageux avait
été fortuitement suivi par la rentrée dans
l'atmosphère d'une météorite ; ou bien encore
« Vela » avait enregistré quasi simultanément
un éclair et un reflet du soleil sur l'océan. Toutes
ces hypothèses étaient vraisemblables, car les satellites
sont tout à fait capables de voir les éclairs, les
sondes « Voyagers » qui, l'an dernier, sont passées
à proximité de Jupiter ont photographié les
gigantesques éclairs qui déchirent l'atmosphère
de cette planète. Malheureusement, ces suppositions présentaient
toutes le même défaut : elles étaient invérifiables.
Restait une dernière explication, suggérée
par le ministère sud-africain de la Défense : le
double flash avait pour origine l'explosion accidentelle du réacteur
d'un sous-marin atomique soviétique de la classe Delta
2, qui croisait justement dans les parages à cette époque.
Les spécialistes américains la rejetèrent,
arguant qu'un réacteur de sous-marin ne pouvait en aucun
cas exploser à la façon d'une bombe : un accident
grave aurait pour effet de faire fondre le réacteur et
les appareillages annexes, tout en produisant un fort dégagement
de radioactivité qui n'aurait pas manqué d'être
détecté.
A tout prendre, l'explication la plus plausible demeurait celle
d'un essai atomique atmosphérique. C'est à elle
d'ailleurs que se rallièrent les scientifiques de d'Institut
des sciences nucléaires de Wellington, en Nouvelle-Zélande
: ayant décelé une augmentation de la radioactivité
des eaux de pluie, ils conclurent en novembre dernier que cet
accroissement apportait la preuve formelle qu'une explosion nucléaire
de faible puissance avait eu lieu dans l'hémisphère
austral au cours des trois mois précédents. Ils
avaient en effet découvert dans leurs prélèvements
divers éléments (du baryum 140, du praséodium
143 et de l'yttrium 91) qui ont une période inférieure
à cinquante-neuf jours.
Cependant l'affaire se complique encore dans la mesure où un autre institut néo-zélandais, le National Radiation Laboratory, prétend, lui, n'avoir rien trouvé d'anormal dans ses analyses pluviales. Mais peut-être ne disposet-il pas des appareils de mesure adéquats : équipé pour déterminer les seuils de radioactivité dangereux pour la santé publique, il est sans doute moins apte à détecter les faibles variations. Quoi qu'il en soit, des avions américains U2 et C135 dépêchés pour mesurer la radioactivité dans la zone signalée par « Vela » n'ont, eux non plus, rien relevé de particulier.
Alors, explosion nucléaire ou non ?
Pour le moment, il n'existe que des présomptions
et... un suspect l'Afrique du Sud. Car l'Afrique du Sud est non
seulement l'Etat le plus proche de la zone incriminée,
mais elle est aussi le seul pays de la région à
posséder les gisements d'uranium, l'infrastructure industrielle
et la technologie nécessaires à la mise au point
d'un engin atomique (1). Si les soupçons se confirmaient,
elle serait la septième puissance nucléaire de la
planète.
Questionné sur ce sujet, le directeur de la Commission
sud-africaine de l'énergie nucléaire a répondu
d'un ton péremptoire que toute affirmation selon laquelle
son pays aurait procédé à un essai atomique
relevait dé la plus parfaite absurdité. Quant au
ministre des Affaires étrangères, il s'est contenté
de faire remarquer de façon sibylline que, pour savoir
la vérité, le mieux était d'interroger Neptune
!
L'affaire en est là. Elle démontre toute la difficulté
qu'il y a à établir la vérité en pareille
matière. Elle démontre aussi les failles du réseau
de surveillance américain, du moins dans cette partie du
monde. « La zone où s'est produit le phénomène
est trop vaste, et l'explosion a été trop faible
pour que nous puissions nous prononcer avec certitude»,
disent en guise d'excuse les militaires U.S., qui ajoutent cependant:
«D'autres explosions nucléaires détectées
par les « Vela » n'ont pas pu être confirmées
par des mesures ultérieures. Et pourtant elles avaient
bien eu lieu ! »
Faut-il en conclure que les Sud-Africains, malins, ont volontairement
limité la puissance de leur première bombe pour
ne pas alerter les autres nations ? Cela prouverait non seulement
une évidente habileté politique, mais une belle
maîtrise technologique.
Quant aux militaires américains, échaudés, ils vont sans doute être contraints de revoir tout leur système d'observation en place depuis une dizaine d'années. Car, pour eux, le plus clair de cette ténébreuse affaire est que leur réseau de contrôle, destiné avant tout à surveiller ce qui se passe en U.R.S.S., en Chine et dans les atolls français du Pacifique, n'est plus adapté aux nouveaux problèmes posés par la prolifération nucléaire. Il va donc leur falloir resserrer les mailles du filet et, pour cela, obtenir que l'on desserre les cordons de la bourse à dollars.
(1) Pour plus de détails sur ce sujet voir R Science et Vie " n°8 718, 720, 722, 732.
Jean-René Germain,
Science & Vie n°749, février 1980.