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Il n'y a que la France pour y croire encore!

L'ensemble du monde se détourne lentement de l'énerqie nucléaire. Peu ou plus de réacteurs en construction. Seule la France, déjà suréquipée, continue d'afficher sa confiance superbe dans ce type d'énergie. Et de dépenser des sommes inconsidérées.

Le nucléaire dans le monde est morose. Peut-être est-ce parce qu'il fait sa crise de l'âge mûr. Mais c'est à coup sûr qu'on l'a manipulé avec imprudence, qu'on a fondé sur lui des espoirs excessifs, et aussi, qu'on l'a mal géré.

Le nucléaire se définit par deux paramètres, sa sécurité et sa rentabilité. Le premier n'est pas vraiment positif. Le bilan de l'imprudence s'allonge. Deux centrales nucléaires jumelles sur la rive bulgare du Danube (voir carte 1), à Koslodouï, sont sur le point d'être fermées sur rapport de l'Agence internationale pour l'énergie nucléaire (AIEA). Les réacteurs, de conception soviétique (VVER), et implantés depuis 1974 et 1975, différaient du modèle de Tchernobyl, puisqu'ils n'utilisaient pas de graphite comme modérateur et qu'ils étaient refroidis à l'eau pressurisée comme la centrale américaine de Three Mile Island et comme nos réacteurs français PWR. Leur puissance était inférieure de moitié à celle du réacteur soviétique endommagé, puisqu'ils affichaient 440 mégawatts électriques. Mais une fusion du coeur aurait suffi à disperser dans l'atmosphère et dans l'environnement, assez de curies pour contaminer tous les alentours à des centaines de km à la ronde (en Grèce, Yougoslavie, Italie... ). N'oublions pas que l'évacuation de l'Ukraine et de la Biélorussie se poursuit: après les 137 000 forcées de changer de résidence en 1986, 118 000 personnes doivent encore être évacuées de Biélorussie entre 1990 et 1995 (ce qui ne dissuade nullement la municipalité de Fontenay-sous-Bois, dans la banlieue parisienne, d'envoyer chaque année des enfants de la commune dans une colonie de vacances... située à 80 km de Tchernobyl!). Le bilan de la catastrophe est loin d'être connu. Les estimations de cancers induits par la radioactivité oscillent entre 4 000, 40 000, 560 000 voire davantage, selon les experts.

Or, la fusion était bien possible. Les centrales de Koslodouï étaient dans un état de délabrement extrêmement grave: maintenance quasi inexistante, pièces métalliques rongées par la corrosion, fuites incontrôlables dans les tuyauteries, fils électriques sans isolation, sans parler des ascenseurs bloqués, des lieux d'aisance sans eau, etc. Les ingénieurs bulgares ne disposaient même pas des plans complets, si bien qu'en cas d'urgence ils eussent été incapables de maîtriser les événements. Ils sont par ailleurs tellement mal payés, qu'à peine franchi la porte de la centrale, ils se livrent à des occupations plus lucratives, vente de sandwiches ou taxi!

On avait frôlé la catastrophe à Koslodouï. En 1977 lorsque les opérateurs ont débranché la centrale manuellement et non automatiquement comme l'impose le règlement au moment du tremblement de terre de Vrancia en Roumanie. Le réacteur est resté 10 min à la merci d'une secousse qui aurait pu être fatale, tant il est vulnérable en phase d'arrêt; en régime automatique, cette période dangereuse n'aurait duré qu'une minute. Une autre fois, obligés de refroidir le réacteur surchauffé, à la suite d'un incident, les opérateurs ont recouru à l'eau froide du Danube, risquant le choc thermique. C'est miracle que les soudures aient résisté !

La première de ces carcasses doit donc être fermée en août, la seconde, en septembre. Incidemment ce genre d'incurie à curies est ruineux: : l'Europe des Douze s'est engagée à débourser 11,5 millions d'Ecus, 80 MF, pour aider la Bulgarie à moderniser le site de Kozlodouï où survivent encore deux autres réacteurs du même type, mais un peu moins anciens, et deux autres plus puissants et plus modernes.

Et si seulement c'était fini ! 16 réacteurs du même type que Tchernobyl, RBMK-1000 fonctionnent encore, sans enceinte de confinement qui puisse retenir les radioéléments en cas de fusion du coeur. Et une vingtaine de réacteurs identiques aux bulgares (également sans enceinte de confinement), VVER-400, ronronnent en URSS, en Hongrie, en Tchécoslovaquie et en Bulgarie (carte ci-dessous) (dont quatre remontent aux années 1960). Seuls les deux réacteurs de même type livrés par les Soviétiques à la Finlande échappent à la suspicion (Les Finlandais ont installé des systèmes de sécurité supplémentaires ainsi qu'une enceinte de confinement.), tant ils sont surveillés. Ce qui prouve l'importance de la maintenance. Car le meilleur matériel devient dangereux lorsqu'il est mal entretenu.

Autant pour l'atome à tout crin, comme source commode et bon marché d'énergie. Même en France, où le lyrisme du nucléaire fut intense il y a quelques années, l'on est devenu plus sobre: le risque d'accident grave, autrefois jugé nul, est passé à "quelque pour cents" dans lès vingt ans à venir.

Mais enfin, le nucléaire est là. Le parc mondial comprend 424 réacteurs répartis dans 25 pays, pour une puissance installée de 373 835 mégawatts électriques. Un réacteur sur sept dans le monde est français puisque la France en possède 56. Par ailleurs, il y a 79 tranches en construction, dont 5 en France, à Cattenom, Penly, Golfech et Chooz. La filière la plus répandue est constituée par des PWR, réacteurs à eau sous pression baptisés REP en France et du même type que le réacteur de Three Mile Island (voir encadré "les plus vendus ne sont pas les plus sure"). La toute première installation nucléaire a divergé le 20 décembre 1951 aux Etats-Unis, suivis par l'URSS en 1954, le Royaume-Uni et la France en 1956. De ces pionniers, subsiste aujourd'hui Calder Hall, un petit réacteur britannique graphite-gaz (MGUNGG) de 50 mégawatts électriques, qui a trois frères identiques. Ce ne sont d'ailleurs pas les réacteurs d'âge canonique (ou presque) qui posent les plus grands problèmes de sécurité, en raison de leur taille généralement modeste. Les plus inquiétants sont ceux de la génération suivante (voir carte ci-dessous).

Ces 88 centrales sont les plus dangereuses du monde.
Trois critères de dangerosité ont été retenus:
- l'appartenance des réacteurs au même type que celui de Tchernobyl (RMBK-1000), sans enceinte de confinement qui retiendrait les radioéléments en cas de fusion du coeur. Cette filière devrait absolument être condamnée.
- l'implantation géographique des réacteurs dans des pays n'offrant pas toute garantie de contrôle et d'entretien des centrales (pays de l'Est), en particulier les réacteurs identiques aux deux bulgares (VVER-400) qui doivent être arrêtés cet été, et dont 24 exemplaires fonctionnent encore (également sans enceinte de confinement).
- la vétusté des réacteurs, en particulier ceux qui ont plus de 20 ans, que leur ancienneté alliée à leur taille (plus de 400MWe pour la pluspart) rendent particulièrement inquiétant.
   

Cinq pays seulement possèdent les trois-quarts du pare mondial. Ce sont les Etats-Unis, la France, le Japon, l'URSS et l'ex-Allemagne Fédérale. Leur situation devrait donc renseigner sur l'état économique du nucléaire. Or, c'est chez eux qu'elle est morose. Là, ce serait apparemment le paramètre sécurité qui jouerait. La pression de plus en plus forte de l'opinion publique retarderait ou annulerait les projets de nouvelles centrales. Ainsi au Japon, qui n'est pas réputé anti-nucléaire, un sondage effectué en 1989 par le Japan Atomic Industrial Forum (JAIF), montrait que plus de 80 % de la population craignaient l'énergie nucléaire. Mais en France, on n'a pas l'air de s'inquiéter beaucoup de la sécurité. Pas de réaction à des contre-vérités telles que celles que diffusa TF1, le 6 juin 91, pour prouver que le nucléaire n'est pas dangereux, puisqu'une équipe de journalistes s'était rendue au coeur d'une centrale dont EDF avait préalablement retiré les éléments combustibles! Mais il est vrai que le propriétaire de la chaîne construit des centrales...

On se demande donc pourquoi, en dépit de l'indifférence de l'opinion française à la sécurité du nucléaire, EDF, première compagnie d'électricité du monde, dépense en publicité 280 MF chaque année, quatre fois le budget consacré au développement des énergies renouvelables ! La dernière en mai 1991, explique exquisement "qu'entre chaque note de musique, il y a le nucléaire, qui a un rapport profond avec Bach et Rostropovitch". On n'a pas mentionné "La nuit sur le Mont Chauve"! (Célèbre poème symphonique de Moussorgsky sur une nuit de sabbat et de terreur!) Sans doute cette publicité est-elle destinée à faire "avaler" qu'EDF continue à promouvoir le chauffage électrique. Il faut bien utiliser l'électricité des sept à huit tranches nucléaires superflues, soit quelque 10 000 mégawatts-électriques, dont elle ne sait que faire. Dans le reste du monde, c'est pourtant encore le paramètre sécurité qui explique que les carnets de commande soient presque vides:

. Les Etats-Unis, non seulement n'ont pas passé une seule commande depuis près de 20 ans, mais en ont annulé... 118 ! Un récent sondage effectué par les Cambridge Energy Research Associates a montré que, pour 75 % des Américains, le nucléaire était la source d'énergie la plus dangereuse.

. L'URSS, encore sous le choc de Tchernobyl, a annulé une trentaine de tranches. Rien qu'au cours des six premiers mois de 1991, il n'y a eu pas moins de 60 incidents qui ont déclenché l'arrêt d'urgence des réacteurs qui restent en service. Le tiers était dû à des erreurs humaines.

. En Allemagne de l'Ouest, aucune commande depuis 15 ans. Quant à l'Allemagne de l'Est, ses quatre réacteurs ont été définitivement arrêtés par le gouvernement de Bonn, étant donné le "déficit fondamental des techniques de sûreté"; parallèlement, la construction de cinq nouveaux réacteurs, en cours a Greifswald et à Stendal, a été suspendue.

. Au Royaume-Uni, où la majorité des réacteurs remontent aux années 1960, le gouvernement s'est accordé un temps de réflexion jusqu'en 1994, avant de décider de la poursuite ou de l'abandon du programme nucléaire.

. La Suisse a voté un moratoire de 10 ans, la Yougoslavie un moratoire jusqu'en l'an 2000 et les Pays-Bas pour une durée non définie. La Pologne, qui a stoppé la construction de sa centrale de Zarnowice, s'est donné jusqu'à l'an 2000 pour choisir.

. L'Autriche, à la suite d'un référendum, a fermé définitivement son unique centrale à Zwentendorf, qui était pourtant fin prête à fonctionner, et elle abandonne le nucléaire.

. La Suède s'est donné 20 ans pour arrêter progressivement ses réacteurs.

. L'Italie, qui a arrêté ses centrales, et la Grèce ont finalement décidé de ne passe lancer dans l'aventure et la Belgique renonce à poursuivre son programme.

LE MONDE N'EN VEUT PLUS...
Depuis 15 ans, dans les pays à économie de marché, le nombre des annulations de réacteurs dépasse celui des commandes.

Deuxième paramètre, la rentabilité. L'hypothèse généralement admise est que le nucléaire, s'il présente des dangers, répond au moins à notre soif d'énergie. Or fi ne satisfait qu'à un peu plus de 5 % des besoins énergétiques dans le monde, les ressources fossiles (pétrole, charbon, gaz naturel) en assumant près de 90 % et l'énergie hydroélectrique fournissant le reste. En Europe de l'Ouest, si l'on fait abstraction de la France, le nucléaire ne répondait qu'à 8,8 % des besoins en 1989. Aux Etats-Unis: 7,2 %. En URSS: 3,3 %. En France, on serait à près de 30 %. Mais les chiffres français ne respecteraient pas les mêmes critères que les autres: ils comptabiliseraient dans la consommation les pertes subies à la production. Si la France utilisait les mêmes définitions que les autres pays, on s'apercevrait que 15 % seulement de l'énergie (énergie n'est pas électricité) consommée provient du nucléaire.

En effet, en ce qui concerne la part du nucléaire dans la production d'électricité, la France mène le jeu, puisque ses centrales assurent 75 % de son électricité. Autant dire que nous sommes totalement tributaires de ce type d'énergie pour notre éclairage et le fonctionnement de tous nos appareils électriques. Sy ajoute, pour les logements nouveaux, le chauffage électrique, imposé par EDF. La Belgique est presque dans le même cas que nous avec 60 % d'électricité nucléaire. En cas d'abandon du nucléaire, la Belgique, qui compte cinq fois moins d'habitants que la France, pourrait néanmoins trouver rapidement d'autres solutions. Mais les Etats-Unis, le Japon (Le Japon a néanmoins décidé de poursuivre un programme nucléaire ambitieux.) et l'URSS n'ont pas mis leurs oeufs dans le même panier, puisque la part du nucléaire y représente respectivement 20 %, 26 % et 12 %.

Dans son splendide isolement, le lobby nucléaire dont la France est le porte-drapeau, ne voit dans le désaveu presque général décrit plus haut, qu'une phase transitoire qui durera tout au plus une quinzaine d'années. Michel Pecqueur, ancien administrateur du CEA, chargé d'une mission de réflexion sur le sujet pour le ministre de l'Industrie, parle, lui, d'une "grave traversée du désert."

... LA FRANCE PERSISTE ET SIGNE

Pour les vingt années à venir, presque tous les pays de l'OCDE (pour les pays non membres, les prévisions ne sont pas connues) diminuent la part du nucléaire dans leur production d'électricité. Quatre pays restent résolument en arrière de ce vaste mouvement. La France, déjà championne du monde quant à la place qu'elle donne au nucléaire dans sa production électrique, continue sur sa lancée : en 20l0,plus de 80 %de l'électricité française proviendra du nucléaire! Seuls, le Japon (+16,4 % !), les Pays-Bas (+4,1 %) et le Canada (+3,9 %) adoptent cette politique qui semble aujourd'hui suicidaire. Ces prévisions de l'OCDE sont sans doute exagérément optimistes, puisque les Pays-Bas, par exemple, ont aujourd'hui un moratoire sur le nucléaire, et qu'au Japon se développe un fort courant d'opposition.

Toujours du point de vue de la rentabilité, les tenants du nucléaire fondent des espoirs sur la croissance future de la demande en énergie. Dans 30 ans, la population du globe aura augmenté de 60 %. Le monde aura alors besoin de moitié plus d'énergie. Aux Etats-Unis, pays énergivore par excellence, la demande électrique atteint actuellement 700 000 mégawatts par an, mais devrait selon les prévisions du Département de l'énergie (DOE) s'accroître de 250 000 mégawatts d'ici 2010 et de 1 250 000 de plus à l'horizon 2030. Fort de cette certitude, le lobby nucléaire tente de ranimer la flamme américaine et étudie à cet effet de nouveaux types de réacteurs, plus petits (600 MWe), modulaires et dits à "sûreté passive" ou "intrinsèquement sûrs". Il s'agit de concepts dérivés de réacteurs existants (à eau pressurisée ou bouillante), mais dans une version simplifiée. Ils se caractérisent par une inertie plus importante, autorisant des délais plus longs avant l'intervention des opérateurs en cas d'accident. On les dit "à sûreté passive" parce quils font appel à des principes simples comme la convection naturelle des gaz et la circulation de l'eau par gravité. L'administration américaine poussée par certains parlementaires a donc ressorti le dossier nucléaire de ses archives. General Electric et Westinghouse ont déjà obtenu une subvention de 50 millions de dollars pour compléter leurs études à ce sujet. Pour le moment des réacteurs prometteurs n'existent que sur plans; il faudrait s'assurer et on murmure que la publicité qu'on leur fait n'est pas destinée à réconcilier l'opignon publique américaine avec le nucléaire. " L'accent est mis sur des caractéristiques pouvant avoir un effet médiatique et visant à rendre le nucléaire tolérable ", estime Georges Moynet, de l'Equipement d' EDF, dans un article récent de la Revue Générale nucléaire. Remarque de Pecqueur: beaucoup reste à faire pour démontrer le réalisme, l'économie et la faisabilité industrielles et commerciales de ce nouveau nucléaire.

Il faut dire aussi qu'en France, ces nouveaux réacteurs n'emballent pas les augures: chez nous, en effet on a misé sur le gigantisme. A Chooz, dans les Ardennes, ce sont deux super-réacteurs de 1500 MWe qui sont en construction, trois autres étant projetés à l'horizon 2000, à Civaux, près de Poitiers, et au Carnet dans la région nantaise. La France, qui a toujours eu un faible pour les grands projets, ne s'arrête pas en si bon chemin, puisquil est prévu que les réacteurs de prochaine génération auront une puissance de... 2 000 MWe!

S'il ne l'est pas tant pour la France, donc, l'exemple américain devrait l'être pour le reste du monde. Or, nouveaux réacteurs ou pas, l'opinion publique américaine reste très hostile au nucléaire, et comme les décisions ne se prennent pas au niveau fédéral mais au niveau local, par les commissions régionales de l'énergie, les électeurs continueront à décider. L'exemple plus éloquent en est fourni par la centrale de Shoreham, dans l'Etat de New York. Malgré les autorisations obtenues en 1989 par la Nuclear Regulatory Commission, ce réacteur flambant neuf n'a jamais démarré, bloqué par la décision du gouverneur de cet état. L'Etat de New York a finalement dû racheter la centrale à la société Lilco qui avait investi 5,5 milliards de dollars, mais pour la somme symbolique de... 1 dollar!

En attendant des jours meilleurs, les constructeurs de cuves et autres accessoires nucléaires, se tournent vers leurs seuls clients potentiels du moment: les pays envoie de développement ou à économie planifiée. Calcul à courte vue: l'exploitation de centrales nucléaires y est peu compatible avec la faible culture technologique et l'absence d'infrastructure de contrôle compétente. Tous n'ont pas la vigilance de la Chine, qui a retourné aux fabricants français et britanniques quelque 5 000 conduites défectueuses destinées à sa centrale de Daya Bay...

De plus, l'intérêt de ces pays pour le nucléaire est assez suspect Il procède généralement d'appétits militaires (voir "Si l'Irak a la bombe c'est grâce à la France"). Pourquoi, par exemple, l'Algérie, notoirement riche en combustibles fossiles (5 milliards de t de pétrole et 3,2 trillions de m3 de gaz naturel) a-t-elle décidé de se lancer dans le nucléaire ?

Cuba, certes, et la Chine populaire veulent du nucléaire. Mais le marché des pays en voie de développement est bien maigre pour permettre aux industriels du nucléaire de survivre. Les plans grandioses affichés il y a une quinzaine d'années par le Brésil, l'Iran et le Mexique sont restes lettre morte. Ces industriels pourront-ils attendre l'éventuelle relance qu'on leur promet d'ici à 15 ans ? En 1976, le CEA prévoyait que la part du nucléaire atteindrait 22 à 35 % dans le bilan énergétique mondial en l'an 2000, alors que l'échéance approchant, on voit qu'elle ne dépassera pas 7 à 8 %. Et qu'elle ne devrait pas augmenter ensuite de façon significative: la Conférence mondiale de l'énergie de 1986 avançait une estimation de 8,8 à 11,4 % en 2020.

Face à la réalité, l'Organisation de coopération et de développement économique (OCDE) a été obligée de réviser progressivement en baisse des prévisions quelque peu optimistes. A preuve, en 1977, l'OCDE prévoyait pour l'an 2000, dans les pays industrialisés, une puissance nucléaire installée d'environ un million de MWe. A huit ans du terme, on n'en est qu'au quart, 250 000 MWe. Nouvelle estimation, pour 2010, 325 500 MWe. Deux tiers de baisse. Ce n'est donc pas la seule peur de l'atome qui est cause de la crise. Car bien avant Tchernobyl, le rythme des commandes décroissait déjà. De 33 000 MWe par an entre 1970 et 1975, il est passé à 12 000 entre 1976 et 1980, puis à 5 000 après 1980. C'est l'argent qui l'explique: le nucléaire, en effet, coûte cher, plus cher que prévu. Pour la première fois, le Parlement européen l'a désavoué dans deux résolutions sans ambiguïté, dont la première est d'ordre économique. Un, le remplacement des centrales thermiques par du nucléaire n'est "ni économiquement judicieux, ni souhaitable". La position de cet organisme devrait d'ailleurs, entraîner à terme une diminution de kW h nucléaires, puisqu'elle recommande une tarification dissuasive sur les surconsommations (contraire à la politique d'EDF), ainsi que le principe d'une " responsabilité civile intégrale et illimitée " en cas d'accident.

Deux, le même Parlement a proposé que les limites d'irradiation soient harmonisées et alignées sur celles du pays le plus sevère. Il suit en cela la Commission internationale pour la protection radiologique (CIPR), qui vient de réviser les normes internationales à la baisse. Des travaux sur les survivants d'Hiroshima et Nagasaki ont en effet montré que, les risques étaient plus élevés qu'on ne l'estimait. Désormais au lieu des 5 rem (ou 5 millisieverts) (Le rem (röentgen equivalent man) est l'unité qui mesure les doses radioactives reçues par l'homme. Une nouvelle mesure, le sievert, remplace désormais le rem.) par an tolérés pour les travailleurs du nucléaire, il faudra s'en tenir à 2 rem (ou 2 millisieverts) par an. La France, qui en est encore à l'ancien régime, devra bientôt s'aligner sur ces nomes.

EDF connaît bien le problème financier: sa dette est la plus importante au monde pour un organisme ou une société: 226,1 milliards de F, dette contractée pour la construction des centrales. On attend toujours les bénéfices promis dans les années 70. Mais ces prévisions étaient irréalistes: en 1972, prenant ses désirs pour des réalités, le CEA estimait que la France aurait besoin en l'an 2000 d'une capacité nucléaire de 158 000 MWe, dont 37 000 fournis par des surgénérateurs comme celui de Creys-Malville (1 200 MWe). Or, toujours à 8 ans du terme, comme pour le reste de L'Europe, notre capacité nucléaire est trois fois moindre et nous avons 8 réacteurs de trop! Persistant néanmoins dans son erreur, le CEA, en 1978, affirmait toujours que la France aurait besoin de 106 000 MWe en l'an 2000, dont 23 000 fournis par les surgénérateurs. Pourtant à cette époque, de nombreux experts commençaient à s'inquiéter d'une éventuelle surcapacite.


La performances d'un réacteur se mesurent au rapport de l'énergie qu'il a réellement fournie à l'énergie potentielle qu'il aurait pu délivrer pour une période donnée (coefficient de production). Coefficient de production cumulée : performance du réacteur sur toute sa durée de vie.

Ces calculs brutalement faux, inspirés par l'enthousiasme idéologique pour le nucléaire, sont dénoncés dans un rapport réalisé pour Greenpeace par François Nectoux (Il travaille a la South Bank Polytechnic de Londres, et a été durant plusieurs années consultant auprès de l'OCDE. Diplômé de l'institut des sciences politiques de Paris, il a par ailleurs obtenu un doctorat de troisième cycle en économie rude à Paris I Panthéon Sorbonne.). Ces 60 pages, destinées à l'origine au public anglo-saxon, ont fait tant de bruit de l'autre côté de la Manche qu'EDF a demandé à une société de communication britannique d'en évaluer l'impact. Les journalistes anglais contactés par cette société se sont vu proposer des voyages en France (offerts par EDF) pour aller vérifier d'eux-mêmes. Sans même parler de sa dette colossale depuis 1974, constate Nectoux, EDF a accusé des pertes de plus de 30 milliards de F tandis que ses bénéfices ne dépassaient pas 2,7 milliards. Le rapport Nectoux conclut à l'échec économique, financier et industriel du programme électronucléaire français. Le ministère de l'Industrie s'est cru tenu d'y répondre. On le conçoit. Ce rapport ternit les deux principaux succès revendiqués pour l'électricité nucléaire française: sa contribution à la réduction de la dépendance énergétique de la France vis-à-vis des importations de pétrole et la performance technologigue qu'a constitué la construction en un temps record d'un grand nombre d'usines nucléaires qui, au regard des normes internationales, ont fonctionné avec succès pendant la plus grande partie des années 1980.

C'est vrai. Le programme nucléaire français, s'il n'a pas été conçu avec la réserve et l'ampleur de vues souhaitables, a été bien mené. Avec un unique producteur, EDF, maître d'ouvrage et maître d'oeuvre, avec un seul constructeur de chaudière, Framatome, et une politique de standardisation qui a conduit à privilégier une seule filière (PWR), l'effet de série a joué tant sur les coûts que sur les délais. Au tout début du programme, il suffisait de 5 ans pour construire un réacteur en France, alors qu'aux Etats-Unis, où la multiplicité des exploitants est de mise, un délai de 14 ans était courant.

Mais ce qui était une force, la standardisation des réacteurs, devait aussi se révéler faiblesse, car d'importants défauts de conception sont apparus que l'on retrouve d'un bout du parc à l'autre (voir Science & Vie N° 882). On a notamment constaté des fissures parmi les milliers de petites tubulures internes des générateurs de vapeur. Or, la rupture brutale de ces tubes pourrait déclencher un grave accident, si elle était mal maîtrisée. Selon le rapport annuel de la Direction de la sûreté des installations nucléaires, qui dépend du ministère de l'Industrie, "Ce type d'accident reste quasi certain sur le parc électronucléaire français". Les responsables d'EDF le savent et ont décidé de remplacer les générateurs de vapeur des 24 réacteurs les plus anciens. C'est chose faite pour l'un d'entre eux seulement, à Dampierre 1. Mais l'opération a coûté 600 MF!

A ces défauts de conception qui touchent aussi les pressuriseurs, il convient d'ajouter les problèmes de vieillissement, notamment sur les grappes de commandes qui permettent le contrôle et l'arrêt de la réaction nucléaire et doivent chuter librement sous, l'effet de leur propre poids pour assurer les arrêts de sécurité. Un phénomène d'usure de pièces servant à les guider dans leur descente arrive parfois à les bloquer. Tous ces malheurs contribuent bien évidemment à faire monter le prix du kW h nucléaire. Les contrôles et les réparations coûtent très cher en milieu radioactif !

Un autre facteur intervient dans cette augmentation du coût. Comme le parc français est surdimensionné, EDF est obligée de faire tourner une partie des réacteurs au ralenti, "en suivi de charge" et non au niveau de leur capacité théorique. Or, 50 % des coûts de production sont des coûts d'investissement. Conclusion: le fameux coût de O,22 F le kW h dont s'enorgueillit EDF, n'est plus valable lorsque la centrale n'est pas utilisée à plein temps. En 1989, dit Nectoux, 9 réacteurs étaient utilisés à moins de la moitié de leur capacité. Or, dès qu'une centrale nucléaire a un coefficient de production compris entre 23 et 45 %, le coût du kW h devient plus cher que s'il sortait d'une centrale au charbon.

Le prix de l'électricité en France n'est d'ailleurs pas le meilleur marché du monde. Ainsi que le démontre Nectoux, pour les utilisateurs industriels, les prix français sont nettement inférieurs à ceux de la RFA et de l'Italie, mais supérieurs à ceux des Pays-Bas, du Danemark et de la Suède. Pour les consommateurs privés, les prix français sont plus élevés qu'en Suède, inférieurs ou identiques (selon les sources) à ceux du Royaume-Uni et des Pays-Bas, mais inférieurs à ceux du Danemark, de la RFA, de l'Italie et de la Belgique. La"rente hydroélectrique" de la France, qui fournit de l'énergie au tiers du coût de la production nucléaire, joue par ailleurs un rôle non négligeable.

Reste qu'il est bien difficile d'évaluer le prix réel du nucléaire en France. EDF n'en a jamais publié les coûts historiques réels. Le montant de sa dette peut éclairer là-dessus. Ainsi, ne serait-ce pas parce qu'EDF a trop investi dans le nucléaire qu'elle n'a pas investi assez dans les systèmes de transmission et de distribution ? Selon Nectoux, les coupures d'électricité sont, en France, beaucoup plus fréquentes que dans la plupart des autres pays d'Europe. La situation est particulièrement mauvaise dans l'Ouest. En 1986, par exemple, la moyenne des coupures était de 5 h et 22 min pour le consommateur français, contre 2 h et 45 min au Royaume-Uni, 1 h en RFA et 26 min seulement aux Pays-Bas. Au cours de ces toutes dernières années, la performance française s'est un peu améliorée poussant à 3 h 10 min en 1989, mais reste inférieure à celles de nos voisins.

Sans même parler d'écologie, conclut donc le rapport Nectoux, il est temps de passer à des économies d'énergie. Et pourquoi, d'ailleurs, ne pas parler aussi d'écologie ? Le problème des déchets n'est toujours pas maîtrisé... N'avons-nous pas fait les yeux trop doux au nucléaire ? N'est-il pas temps de se réveiller ? Ne pourrait-on détourner un peu de l'argent des discours publicitaires au bénéfice des énergies renouvelables ? Il s'agit, après tout, de l'argent du contribuable. Et de sa sécurité.

Jacqueline Denis-Lempereur,
Science & Vie n°888, septembre 1991.


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