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Les ingénieurs oubliés de la bombe
Le savoir-faire de l'industrie chimique a été au coeur du projet Manhattan

Le récit traditionnel de l'histoire du projet Manhattan réserve les premiers rôles aux grands noms de la physique nucléaire. Mais comment, après un demi-siècle de recherche fondamentale, est-on passé de la première pile expérimentale en décembre 1942 aux bombes qui, moins de trois ans plus tard, explosent au-dessus d'Hiroshima et Nagasaki ? Comment a-t-on réussi à faire travailler ensemble des dizaines de milliers de personnes, à faire sortir de terre en quelques mois des usines géantes, à maîtriser rapidement de nouvelles technologies ? La culture industrielle nécessaire n'est pas sortie du néant : elle a été forgée au cours d'un demi-siècle d'apprentissage de la production de masse dans l'industrie chimique, principalement chez Du Pont de Nemours.

Début août 1945, les flashs aveuglants qui dévastent Hiroshima et Nagasaki font passer le projet Manhattan du secret absolu à la une de l'actualité. Une semaine après ces explosions atomiques, le portrait du charismatique J. Robert Oppenheimer orne la couverture de Life Magazine. Avec lui, les physiciens nucléaires entrent dans l'histoire(1).

Pourtant, le projet Manhattan ne fut-il qu'une affaire de recherche de pointe en physique nucléaire ? N'a-t-il pas été également, à partir de 1943 surtout, un programme industriel, impliquant en particulier une grande firme chimique américaine, Du Pont de Nemours ? Pourquoi les acteurs de l'époque, comme les historiens, ont-ils mis l'accent sur ses aspects scientifiques et gardé un relatif silence sur ses aspects industriels ?

Au moment où, fin octobre 1942, le général Groves, récemment nommé à la tête du projet Manhattan, prend contact avec les dirigeants de Du Pont pour leur parler d'un sujet " de grande importance militaire pour les Etats-Unis ", le projet atomique n'est pas tout à fait inconnu des dirigeants de la firme chimique. Depuis juillet, quelques ingénieurs de Du Pont travaillent en effet au laboratoire métallurgique* de l'université de Chicago. jusque-là, il ne s'agissait toutefois que de prêts d'employés et non d'un engagement de la firme chimique en tant que telle.

Or, fin 1942, le projet Manhattan est à un tournant critique. La première étape, celle des petits comités et des équipes de chercheurs dispersées dans plusieurs universités, celle d'un rôle discret de l'armée appuyée par des firmes d'ingénieurs-consultants, est en passe de s'achever. Inquiet, Groves s'interroge sur la faisabilité de la bombe et l'organisation du projet. Il comprend vite que la production en quantité significative de matériaux fissiles (uranium 235 et plutonium)* est une tâche industrielle de grande ampleur. Et il est convaincu qu'elle ne s'accomplira pas dans des laboratoires universitaires sous la gouverne des scientifiques, mais dans des usines qu'il faudra construire de toutes pièces, avec une main-d'oeuvre qu'il faudra organiser sous la houlette d'ingénieurs et de managers expérimentés.

  En 1946, quelques-uns des principaux acteurs du projet Manhattan sont réunis à l'occasion de la nomination d'Arthur Compton en tant que Chancelier de l'université de Washington à Saint Louis. Assis, de gauche à droite : Général L. R. Groves, Vannevar Bush, Enrico Fermi, Colonel K D. Nichols, George B. Pegram, Lyman J. Briggs. Debout : Charles Thomas, James B. Conant, Arthur Compton, Eger V. Murphree et Crawford H. Greenewalt. (Cliché Hagley Museum and Library)

Pour passer à une étape industrielle, il décide donc de faire entrer en scène les grandes entreprises* qui disposent du savoir-faire nécessaire. Du Pont est convoquée, au nom des intérêts supérieurs du pays.

Fin 1942, l'issue de la guerre est très incertaine, l'heure est grave, et nul ne peut ignorer les pressions patriotiques. Pourtant, c'est avec réticence que la firme chimique s'engage dans le projet. Ses dirigeants font valoir que Du Pont n'a aucune expérience en physique nucléaire et qu'ils ne connaissent rien au plutonium. Groves répond que la seule entreprise capable de concevoir, de construire et d'opérer une usine de production de plutonium est bel et bien Du Pont. N'est-elle pas la seule grande firme chimique qui, grâce à son département d'ingénierie, a prouvé qu'elle était capable de construire ses propres usines et équipements ? Ce savoir-faire n'avait évidemment pas échappé à Groves, un ingénieur du Génie orfèvre en la matière (il avait supervisé la construction du Pentagone).

Du Pont n'accepte de signer le contrat qu'à la condition de ne tirer aucun profit de l'opération. L'entreprise se verra remboursée de ses frais, plus un dollar symbolique par an. Du Pont, qui avait gardé de très mauvais souvenirs d'une commission d'enquête du Congrès sur ses énormes profits accumulés pendant la Première Guerre mondiale, estime nécessaire de parer à toute critique future. On explique en effet aux dirigeants de la firme que la bombe en préparation serait d'une puissance inouïe, que les dégâts qu'elle causerait seraient irrémédiables pour l'ennemi, et que sa fabrication même n'est pas exempte de risques majeurs pour les employés et pour la population.


Lorsque Arthur Compton informe ses collègues physiciens de l'entrée de Du Pont dans le projet, il déclenche une " quasi rébellion "

Le contrat que Du Pont signe avec l'armée américaine, le 21 décembre 1942, stipule que l'entreprise est en charge de la construction et de l'opération de la future usine de plutonium. Mais lorsque Arthur Compton, le directeur du laboratoire métallurgique de l'université de Chicago, informe ses collègues physiciens de l'entrée de Du Pont dans le projet, il déclenche "une quasi rébellion ", ainsi qu'il le rappelle dans ses mémoires(2). De nombreux physiciens estiment qu'ils sont tout à fait capables de s'occuper seuls des tâches de développement et de construction. De surcroît, Du Pont représente à leurs yeux le big business le plus repoussant : une entreprise réputée cynique et âpre au gain. Crawford Greenewalt, à l'époque ingénieur et bientôt président de la firme, se souvient du sentiment de nombreux physiciens à l'égard de Du Pont : " Ils pensaient qu'on était là pour les exploiter et faire de l'argent avec l'énergie atomique(3). "

La première étape consiste à s'organiser. Une nouvelle division, la division TNX, est créée au sein de Du Pont (TNX est un nom de code). Deux grandes tâches lui sont assignées : d'une part la construction d'une usine-pilote destinée à tester les procédés, à Oak Ridge, dans le Tennessee ; d'autre part la construction de l'usine de production de plutonium, à Hanford, dans l'Etat de Washington, pour produire les quelques kilogrammes de matériau fissile nécessaires à une bombe atomique.

La capacité d'organisation de Du Pont, caractérisée par une structure décentralisée et multidivisionnelle, est alors une référence pour toute l'industrie américaine(4). Elle s'avère très adéquate pour une collaboration entre partenaires militaires et civils. Une structure décentralisée permet en effet d'ajouter rapidement un département ou une division en fonction du produit à fabriquer. Par ailleurs, TNX, à l'instar des autres divisions, est autonome et dotée de son organisation propre, ce qui lui permet de fonctionner dans la plus grande discrétion, à l'insu de qui n'est pas directement concerné. TNX est elle-même séparée en deux sous-divisions: la division technique et la division fabrication(5).

La division technique, qui ne compte qu'une demi-douzaine d'ingénieurs, parfois un peu plus, est en charge de maintenir des liens avec l'université de Chicago et d'interpréter les données techniques nécessaires au travail. Elle sert de liaison entre les physiciens et les ingénieurs de la division fabrication. Car il faut bien traduire en langage d'ingénieur les équations des physiciens. Le manager de cette division est C. Greenewalt, un jeune ingénieur chimiste qui passe effectivement la moitié de son temps à Chicago. La division fabrication est en charge des aspects de conception et de construction des équipements (usine, réacteurs, etc.). Elle travaille en liaison étroite avec la division technique et le département d'ingénierie qui a pour fonction principale le recrutement et la formation du personnel. Le 1er février 1943, TNX compte 44 employés ; ils sont 90 le 1er mars, 200 à la fin de l'année. Il faut y ajouter quelques centaines d'employés du département d'ingénierie, directement affectés au projet Manhattan. En outre, 392 employés de Du Pont sont prêtés à l'université de Chicago et son " laboratoire métallurgique ".

 

 

Quelques mois après les explosions des bombes dans le ciel japonais, Walter Carpenter, président de Du Pont (à droite), visite les installations de Hanford : tel un chef de clan, celui des Du Ponters, il pose avec ses hommes devant l'objectif du photographe. (Cliché Hagley Museum and Library)

Les dirigeants de Du Pont choisissent leurs ingénieurs d'élite, aux compétences gestionnaires ou scientifiques reconnues. Dans les années 1930, tous avaient travaillé sur des problèmes physiques et physico-chimiques (transferts de chaleur, thermodynamique, séparation chimique) liés aux procédés de chimie des hautes pressions qui interviennent dans la fabrication de l'ammoniac et des produits intermédiaires du nylon(I). Le développement du nylon, en particulier, leur avait fourni l'occasion de travailler ensemble et de développer de nouvelles méthodes gestionnaires et techniques. Ce savoir-faire trouve son emploi lors de la conception des réacteurs nucléaires et des usines afférentes. Ces ingénieurs chimistes partagent la même manière de considérer les problèmes de production, le même goût pour la formalisation scientifique. Ils sont sûrs d'eux, fiers de leur capacité à mener à bien des projets lourds. Grâce à leur expérience en chimie des hautes pressions, ils se trouvent, avec le nucléaire, sur un terrain qui n'est pas entièrement inconnu, même si la radioactivité et l'extrême toxicité du plutonium soulèvent des problèmes inédits.


Le général Groves se sent plus proche des ingénieurs et de leurs méthodes que des physiciens et de leur savoir ésotérique

La question de la répartition du travail entre ingénieurs de Du Pont et physiciens de Chicago se pose sur le mode conflictuel dès le début de leur partenariat. Le premier différend porte sur le site de l'usine-pilote. Les scientifiques de Chicago souhaitent qu'il soit implanté à proximité de Chicago, à Argonne. Enrico Fermi veut également conserver la pile d'essai (celle qui a servi à la première réaction en chaîne, le 1er décembre 1942) sur le campus de Chicago. Les ingénieurs de Du Pont font valoir qu'une pile nucléaire sur un campus universitaire est trop dangereuse, et qu'en outre le site de la forêt d'Argonne est trop exigu pour l'usine-pilote. Un compromis est trouvé : la pile de Fermi déménagera à Argonne tandis que l'usine-pilote sera installée dans le Tennessee. Les travaux commencent le 22 février 1943 et progressent tout au long de l'année1943. Le chantier est situé dans un site isolé, à proximité du lieu-dit de Oak Ridge, à une vingtaine de kilomètres de Knoxville. L'ensemble des travaux est supervisé par les ingénieurs et par une équipe de physiciens de Chicago : celle-ci, initialement installée au siège de Du Pont à Wilmington (Etat du Delaware) est transférée dans le Tennessee en août 1943. Fin novembre 1943, l'usine-pilote commence à fonctionner. Début 1944, les premiers grammes de plutonium peuvent être envoyés à Chicago et à Los Alamos*, là où la conception des bombes est étudiée sous la direction d'Oppenheimer.

Parallèlement à l'usine-pilote, se profile le plat de résistance : la construction de la grande usine de production de plutonium. Le physicien Eugene Wigner veut s'occuper des plans. Greenewalt fait alors remarquer que telle n'est pas la pratique habituelle chez Du Pont : ce sont les ingénieurs qui prennent en charge la construction, quitte à demander des informations aux scientifiques. Mais cela ne convient guère aux physiciens, convaincus que la bureaucratie de Du Pont paralysera le projet, que les ingénieurs passent trop de temps sur les questions de sécurité et que rien ne sera prêt à temps par leur faute. Mais ils se rendent rapidement compte que Du Pont ne l'entend pas du tout de cette oreille et que, de fait, le pouvoir change de mains. C'est du reste le souhait de Groves, qui se sent plus proche des ingénieurs et de leurs méthodes que des physiciens et de leur savoir ésotérique. Pour Greenewalt, les physiciens n'ont pas été des partenaires faciles, ainsi qu'il le confie : " Szilard et Wigner souffraient d'une maladie commune chez les gens brillants, en particulier les physiciens : parce qu'ils sont brillants dans leur spécialité, ils pensent qu'ils le sont en tout. Wigner n'aurait pas hésité un instant à nous expliquer comment gérer Du Pont. En fait, tous les problèmes - et il y en avait vraiment beaucoup - venaient du fait qu'ils pensaient être plus savants que nous(6). "

  Les ouvriers du chantier sont logés dans plusieurs milliers de maisons préfabriquées, construites à quelques kilomètres au sud des usines nucléaires le climat est rude (étouffant l'été, glacial l'hiver) et les vents de sable fréquents. (Cliché Hagley Museum and Library)

Les rapports techniques des ingénieurs de Du Pont doivent être approuvés par les scientifiques de Chicago. Des désaccords surviennent fréquemment et les rapports font la navette jusqu'à ce qu'un accord final soit conclu. Les ingénieurs de Du Pont se plaignent régulièrement de ce que les physiciens " détestent s'occuper des plans qu'on leur envoie ". L'ingénieur s'exprime au moyen du plan, figuration du produit ou du procédé envisagé. Le plan établit une connivence entre ingénieurs, il soude une communauté technique et exclut ceux qui n'en parlent pas la langue. Les physiciens, quant à eux, s'expriment au moyen de calculs, de grappes d'équations. Greenewalt se rappelle qu'en examinant les plans, Sam Allison, directeur adjoint du laboratoire de Chicago, " s'arrangeait toujours pour lâcher une remarque désobligeante ". Richard Feynman, le futur prix Nobel de physique, lui fait écho en demandant " comment regarder une usine qui n'est pas encore construite ? je n'en sais rien ! ... je n'arrive pas à lire les plans(7), " C'est que le plan ne dit rien aux physiciens. Greenewalt observe justement que " les deux groupes ne parlaient pas le même langage, et il fallait traduire, prendre les résultats de la recherche et les traduire pour le dessin des équipements ". Mais ce travail de traduction ne rend pas justice aux physiciens du point de vue du contrôle qui, justement, est conféré par la maîtrise du plan, de son langage propre. Le traducteur a ici une position stratégique : l'apparente modestie de son travail masque en réalité un transfert de pouvoir. Si les ingénieurs de TNX ont ici tant d'importance, c'est bien parce que, avec eux, le contrôle des opérations échappe à Chicago pour s'effectuer à partir de Wilmington.

En outre, le plan a pour effet de figer les caractéristiques de la construction considérée, par opposition aux calculs qui peuvent être repris en permanence. Le calcul demeure malléable tandis que le plan arrête, gèle les choix techniques. Pour les ingénieurs de Du Pont, il faut, aussi rapidement que possible, commencer la construction. Quitte à prévoir des marges de sécurité un peu partout, il faut démarrer sans disposer nécessairement de toutes les données. D'où le ressentiment accru des physiciens qui ont l'impression d'être dépossédés du projet. Même la construction de l'usine-pilote n'a pas leur assentiment initial. Greenewalt leur explique pourtant que Du Pont en a l'habitude, qu'une usine-pilote avait été construite lors du développement du nylon, que c'est une procédure efficace pour détecter précocement les problèmes techniques. Les scientifiques n'en acceptent le principe qu'à contrecoeur. Ainsi que Fermi le confie à Greenewalt, " ce que vous devriez faire c'est construire un réacteur aussi vite que possible, bâcler le tout. Puis vous le mettrez en marche, et il ne fonctionnera pas. Puis vous trouverez pourquoi il ne marche pas, et vous en construirez un autre, qui sera le bon(8) ". Fermi et ses amis de Chicago souhaitent se ménager le plus longtemps possible des marges de manoeuvre, tandis que les ingénieurs demandent au contraire des choix définitifs matérialisés par le plan et l'usine-pilote.

  Le chantier du réacteur D en juin 1944. Au premier plan, le réacteur et, à ses côtés, un réservoir d'eau prévu pour suppléer les pompes de refroidissement en cas de panne. Au second plan,le bâtiment tout en longueur de l'usine de séparation chimique. (Cliché Hagley Museum and Library)

A l'inverse du développement du nylon, qui subordonnait clairement les scientifiques aux ingénieurs-chimistes, le projet Manhattan est beaucoup plus flou. La répartition du travail, du pouvoir, se fait de manière empirique, rythmée par des conflits. Les physiciens n'ont pas l'intention de s'intégrer dans le dispositif organisationnel de Du Pont car, ainsi que l'un d'entre-eux le confiera, leur " honneur " est en jeu dans l'affaire. Qu'on n'y voie pas une simple question d'amour-propre mis à mal : il s'agit plus profondément de la maîtrise du projet ou, pour le dire autrement, de l'articulation entre savoir (scientifique et/ou technique) et pouvoir décisionnel. Sur un autre terrain, les physiciens se verront bientôt mis à l'écart des décisions concernant l'utilisation de la bombe, les politiques faisant la sourde oreille à leurs demandes, notamment celle de faire une démonstration de la bombe au large des côtes japonaises(9).

Bon gré malgré, les décisions se prennent. A la mi-janvier 1943, des représentants du Corps des ingénieurs, de l'université de Chicago et de Du Pont se mettent d'accord sur le choix du site (l'usine de production, au sud de l'Etat de Washington, près de la petite ville de Hanford, une vaste zone de 1700 kilomètres carrés, au bord de la rivière Columbia, dans une région pratiquement désertique. L'année 1943 est essentiellement consacrée à la préparation du site et à la conception de l'usine. Il faut procéder à de multiples études géologique aménager des voies de communication, construire des logements pour 45 000 personnes, un tour de force mené par département d'ingénierie et un certain nombre d'entreprises régionales avec lesquelles Du Pont passe contrat. Sans cesse de nouveaux problèmes surgissent : sous-traitants défaillants, manque main-d'oeuvre, turnover très élevé, difficultés d'approvisionnement, etc.

TNX s'occupe de la conception des futures installations. Il est d'abord décidé, pour des raisons de commodité, de construire des réacteurs* refroidis par eau plutôt que par hélium, après de longs débats au sujet des mérites respectifs de deux procédés. Mais se posent alors des problèmes de corrosion et de dépôts minéraux risquant d'étouffer la réaction en chaîne. L'eau doit pouvoir circuler librement entre les tiges d'uranium, elles-mêmes enrobées d'un alliage d'aluminium et de magnésium (des métaux peu corrosifs). On construit donc une usine de déminéralisation de l'eau de la rivière Columbia, " un monument qui a coûté cinq millions de dollars " dit Greenewalt, une usine qui ne servira jamais puisqu'on trouvera entre-temps une méthode plus rapide de purification de l'eau. Mais toutes les options sont explorées en même temps, sans véritable considération de coût, car l'impératif catégorique est de produire du plutonium le plus vite possible.

La construction des réacteurs commence fin 1943 avant que leurs plans ne soient définitivement arrêtés. Le travail de construction est somme toute assez classique, bien que les tolérances d'ajustement soient extrêmement réduites (les briques de graphite* doivent s'ajuster au dixième de millimètre). Les matériaux sont vérifiés et revérifiés avant d'être assemblés. A cause de la radioactivité, l'intérieur des bâtiments, autour des réacteurs, deviendra inaccessible après leur mise en route, et il ne sera plus question d'y entreprendre aucune modification majeure. Une grue centrale, télécommandée, effectuera les principales opérations (chargement et déchargement de l'uranium, maintenance), mais toute erreur majeure de construction serait irréparable. Les unités de séparation chimique posent moins de problèmes techniques à une firme comme Du Pont, mais seul le gros oeuvre est achevé en 1943 : rien ne presse tant que les réacteurs n'ont pas fourni leur uranium irradié (les usines de séparation seront achevées en décembre 1944, juste à temps pour recevoir les premiers chargements d'uranium irradié). L'essentiel de la main-d'oeuvre est concentré sur les réacteurs nucléaires jusqu'au printemps 1944.

  Jour de paye, jour de fête à Hanford : pour payer ses dizaines de milliers d'ouvriers, Du Pont affrète une flotte de camions qui sillonnent l'immense chantier. (Cliché Hagley Museum and Library)

Le chargement en uranium du premier réacteur (réacteur B) commence le 18 septembre 1944. Mais bientôt, à la stupeur des ingénieurs et scientifiques présents, la réaction en chaîne, enclenchée le 26 septembre, s'arrête. Après avoir écarté l'hypothèse d'une fuite d'eau, les calculs amènent rapidement à la conclusion que le réacteur est " empoisonné " par un isotope du xénon (X135), Un sous-produit de la fission nucléaire. Cet empoisonnement par le xénon, devenu un classique du génie nucléaire, n'avait pas été repéré à Oak Ridge : le réacteur pilote était de trop faible puissance (1 mégawatt contre 250 à Hanford) pour que le xénon s'accumulât en quantité significative. Le problème sera résolu par l'insertion dans le graphite de tiges supplémentaires d'uranium. Or, auparavant, les physiciens de Chicago avaient critiqué le choix des ingénieurs de Du Pont de surdimensionner le réacteur. C'est précisément ce dessin dit " conservateur ", consistant à prévoir systématiquement des marges de sécurité au détriment de la rapidité de construction, qui permet finalement le bon fonctionnement du réacteur. Les ingénieurs n'avaient pas prévu l'apparition du xénon, mais ils s'étaient méfiés de ce que le réacteur de production était deux cents fois plus puissant que le réacteur de l'usine-pilote. Ce rapport d'échelle était à leurs yeux beaucoup trop grand: " Nous n'aurions jamais fait cela si on nous avait laissé faire... J'ai donc dit : "Nous allons prendre des marges de sécurité partout où nous pouvons, de manière à ce que, si un problème survient, on pourra rectifier". Ce fut parfois bien utile ", explique Greenewalt. L'incident fournit l'occasion aux ingénieurs de souligner à quel point leur démarche est essentielle au projet, de réaffirmer leur prééminence. Dans la mémoire de l'entreprise, l'épisode fait figure de triomphe des ingénieurs sur les physiciens " aux mains blanches ", comme la revanche symbolique des " plombiers " sur les " créateurs " : " Si seulement les physiciens nous avaient fait un peu plus confiance au début, soupire Greenewalt, ça se serait beaucoup mieux passé pour moi. Les physiciens sont des types bizarres, pas de doute là-dessus. Et je crois qu'aujourd'hui encore, ils sont persuadés que c'était leur projet. "

Au cours des dernières semaines de 1944, les deux autres réacteurs (D et F) sont chargés en uranium et commencent à produire de l'uranium irradié début 1945. Celui-ci est alors transféré vers les usines de séparation, où l'on extrait le plutonium des autres matériaux fissiles : on ôte les jaquettes d'aluminium protégeant de la corrosion les tiges d'uranium qu'on traite ensuite au moyen de différentes solutions chimiques*.


Les historiens ont globalement repris à leur compte le discours des physiciens, comme si les questions de production avaient été secondaires

En février 1945, des quantités significatives de plutonium peuvent être envoyées à Los Alamos. De février à août, les usines de Hanford fonctionnent de manière intensive : le général Groves insiste pour que les réacteurs nucléaires chauffent à la limite des normes de sécurité afin que la bombe soit prête à temps. L'Allemagne est vaincue et le drapeau rouge flotte sur les ruines de Berlin, mais il est encore temps de s'en servir au japon.

A partir du début de 1945, le problème de la production de plutonium est résolu. Il s'agit désormais de concevoir les bombes, c'est-à-dire la meilleure manière de déclencher la réaction en chaîne instantanée des quelques kilogrammes de plutonium, qui libéreront en moins d'un centième de millionième de seconde une énergie équivalente à plusieurs milliers de tonnes de TNT. Mais ceci est une autre histoire : cette dernière étape n'est plus du ressort de Du Pont mais de l'équipe d'Oppenheimer à Los Alamos.

Nous avons analysé la fabrication du plutonium comme un processus de négociation entre différents idiomes et différents protocoles techniques. Qu'on ne s'y trompe pas cependant: la négociation ne fut pas équitable, au sens où les militaires choisirent de confier la prééminence aux ingénieurs de Du Pont à partir de la fin 1942. Cela n'a rien d'évident, ou de naturel car, après tout, les physiciens et les ingénieurs du Génie auraient pu, tant bien que mal, s'occuper des aspects industriels du projet, avec l'aide d'ingénieurs consultants. Peut-être la bombe au plutonium n'aurait-elle pas été prête en août 1945 et Nagasaki aurait été épargnée...

Du côté de l'Union soviétique après guerre, ce seront les physiciens qui dirigeront les opérations industrielles. Sous la direction vigoureuse d'Igor Kourchatov et de Youli Khariton, ils mèneront à bien la fabrication industrielle du plutonium. Ils seront évidemment aidés par des ingénieurs chimistes, mais ces derniers leur seront entièrement subordonnés. Il est vrai qu'avant-guerre, l'industrie chimique n'a pas été favorisée par les responsables du Plan : à la différence de leurs homologues américains, les ingénieurs chimistes soviétiques n'auront pas à leur disposition les outils conceptuels qui leur permettraient de prétendre avoir voix au chapitre.

Si les responsables américains ont choisi Du Pont, c'est parce que ses ingénieurs imposaient dans le même mouvement une certaine culture et une certaine politique qui agréaient aux militaires du Génie. Ces derniers étaient des ingénieurs : partageant avec les hommes de Du Pont une même manière de considérer les problèmes, une même culture technique, ils étaient moins à l'aise avec la culture mathématique des physiciens.

En outre, transférer le contrôle du projet des physiciens aux ingénieurs offrait une garantie contre toute rébellion des premiers en en limitant les conséquences possibles. Par tradition, nombre de scientifiques étaient plutôt hostiles à l'égard des militaires, et leur participation au projet Manhattan était en priorité motivée par leur engagement antifasciste. Groves se méfiait de nombre de physiciens, et faire appel à Du Pont pour encadrer le projet lui semblait plus sûr : " Groves avait une confiance totale en Du Pont, et en lui-même ", résume Greenewalt. De fait, cette confiance n'était pas seulement technique mais politique. Les ingénieurs de Du Pont, marqués par la culture de leur entreprise, avaient une culture politique très voisine de celle des militaires. Les uns et les autres étaient socialement proches tandis que de nombreux physiciens leur étaient culturellement étrangers, soit parce qu'ils étaient d'origine européenne (on trouve parmi eux les plus méfiants à l'égard de Du Pont : Wigner, Szilard, Fermi au début), soit parce que leurs convictions politiques étaient très différentes.

Avec la production de plutonium, le statut des ingénieurs chimistes gagna en prestige non seulement chez Du Pont mais aussi vis-à-vis du monde scientifique. A la fin de la guerre, se plaît à rappeler Greenewalt, Fermi lui proposa de quitter Du Pont pour travailler à ses côtés dans son institut de physique nucléaire flambant neuf à l'université de Chicago. L'intéressé refusa en arguant qu'il n'avait pas la compétence mathématique nécessaire, mais surtout parce qu'il allait bientôt devenir président de Du Pont. D'autres mirent à profit le bagage technique accumulé pendant la guerre pour créer les premiers cours de génie nucléaire dans les universités américaines.

Pourquoi a-t-on jusqu'à présent si peu parlé du rôle joué par les ingénieurs chimistes de Du Pont ? On peut identifier deux grandes raisons. Premièrement, il ne faut pas négliger le poids politique considérable des physiciens. Il se fit largement sentir après-guerre lorsque, auréolés de leurs succès, nombre d'entre eux occupèrent des positions de pouvoir dans les administrations fédérales et les universités. Les historiens ont globalement repris à leur compte le discours des physiciens, comme si les questions de production avaient été secondaires et laissées à des comparses sans influence. Deuxièmement, Du Pont adopta après guerre un profil bas au sujet de cette épopée industrielle qui s'était tout de même conclue par une somme de souffrances indicibles. L'entreprise ne tenait guère à ce que des controverses éthiques et politiques vinssent entraver ses ventes fabuleuses de nylon et autres produits de grande consommation... Seulement à l'occasion de crises internationales (guerre de Corée, affaire des missiles de Cuba), les dirigeants de la firme se soucient de rappeler au pays le rôle joué par Du Pont dans la sécurité nationale.

 
En pleine guerre de Corée, C. Greenewalt est en couverture de Time Magazine le 16 avril 1951, en compagnie de quelques objets symboliques des activités civiles et militaires de Du Pont : nylon, costume indéfroissable et bombes nucléaires... (Cliché tdr)

Pourtant, s'il est historiquement intéressant d'exhumer d'un oubli relatif ces ingénieurs, ce n'est pas seulement pour rendre justice à des anonymes de l'histoire. Ceci ne ferait plaisir qu'aux intéressés et à leurs descendants. C'est surtout pour replacer le projet Manhattan dans l'histoire de la production de masse, dont il est l'une des variantes. La fabrication de bombes atomiques fut le fruit d'une rencontre entre deux courants historiques qui, jusque-là, s'ignoraient : d'une part, un demi-siècle de recherches en physique nucléaire, qui trouva son aboutissement en 1942 avec la première réaction en chaîne de l'histoire, réalisée par Fermi et son équipe sous le stade de l'université de Chicago; d'autre part un demi-siècle de production de masse dans l'industrie chimique, qui débuta dans les premières années du XXème siècle avec la synthèse de l'ammoniac et les techniques de chimie catalytique des hautes pressions, et qui atteignit son apogée avec la production du nylon, dans les années 1930. La constitution de l'arsenal nucléaire américain réclama effectivement le travail des scientifiques les plus pointus et celui de spécialistes de la production de masse.

Avant que sa réussite ne s'efface dans l'ombre portée de nouvelles inquiétudes générées par les excès de la production de masse de produits militaires et civils, Greenewalt pouvait fièrement paraître en couverture de Time Magazine, en avril 1951, en compagnie d'un costume en nylon et de deux bombes atomiques - selon une symbolique qui n'est pas sans rappeler certains tableaux de négociants anglais ou flamands des XVIème et XVIIème siècles, posant aux côtés des pièces d'or et de drap fin dont ils faisaient commerce

PAP N'DIAYE
(maître de conférences à l'École des hautes études en sciences sociales, Paris)
LA RECHERCHE n°306, février 1998.

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*LE LABORATOIRE METALLURGIQUE était le nom de code d'un groupe de physicien travaillant sur le projet de bombe au plutonium, et comprenant notamment Arthur Compton, Enrico Fermi et Léo Szilard.

*Les travaux menés à l'université de Californie à Berkeley sous la direction de Glenn Seaborg en 1940 et 1941 permirent de mettre en évidence deux isotopes radioactifs utilisables comme matériau fissile : L'URANIUM 235 et le PLUTONIUM 239. Le premier sera au coeur de la bombe lâchée sur Hiroshima, le second de celle lâchée sur Nagasaki.

*L'uranium irradié ne contient qu'une très faible proportion de plutonium (moins de 1 %), qu'il faut isoler et extraire. Il s'agit-là d'une pure opération de SÉPARATION CHIMIQUE, à ne pas confondre avec la séparation isotopique.

*Outre Du Pont, deux grandes ENTREPRISES seront impliquées dans le projet Manhattan ; Union Carbide sera chargée de la séparation isotopique par diffusion gazeuse et Kodak mettra en oeuvre le procédé électromagnétique (le rôle joué par les employés de ces deux firmes n'a pas encore fait l'objet de travaux historiques).

*Le site de LOS ALAMOS, situé au Nouveau-Mexique à environ 50 km de Santa Fe, fut choisi pour son isolement et son climat permettant de mener des expériences en plein air toute l'année. En mars 1943, plus de 2 000 scientifiques et militaires y travaillent déjà à la mise au point de la bombe.

*Dans ces premiers RÉACTEURS, le GRAPHITE sert de modérateur : il ralentit les neutrons qui entretiennent la réaction en chaîne.

(I) La Recherche a publié Pap N'Diaye, " La belle époque du Nylon ", n- 300, juillet-août 1997.

(1) Daniel Kevles, " La Tunique de Superman ", in " Le projet Manhattan-Histoire de la première bombe atomique ", Les Cahiers de Science et Vie n-7, février 1992.

(2) Arthur Compton, Atomic Quest, A personal Narrative, New York, Oxford University Press, 1956, P. 109.

(3) Interview de C. Greenewalt réalisée par David Hounshell et John K. Smith le 15 décembre 1982 (Hagley Museum and Library, Acc. 1878).

(4) Voir les travaux d'Alfred Chandler, notamment La Main visible des managers, Economica, Paris, 1988.

(5) Les archives de TNX sont disponibles au Hagley Museum and Library (Wilmington, Delaware).

(6) Interview de C. Greenewalt réalisée par l'auteur le 18 février 1992 (Hagley Museum and Library, Acc. 1878). Toutes les citations suivantes de C. Greenewalt proviennent de la même source.

(7) Richard Feynman, " Surely You'rejoking, Mr. Feynman ! ", Adventures of a Curious Character, New York, Bantam Book, p. 106.

(8) Cité par C. Greenewalt (note 4).

(9) Voir Alice Kimball Smith, A Peril and a Hope : The Scientist Movement in Arnerica, 1945-1947, Cambridge, Mass., Cambridge University Press, 1971.

 

Pour en savoir plus

- R.G. Hewlett et O.E. Anderson Jr., A History of the United States Atomic Energy Commission, volume 1, The New World, 1939-1946, University Park, Pennsylvania State University Press, 1962.

- D. Holloway, Stalin and the Bomb, Newhaven, Yale University Press, 1994.

- D. Hounshell, " Du Pont and the Management of Large-Scale Research and Development ", in P. Galison et B. Hevly (eds), Big Science; the Growth of Large-Scale Research, Stanford, Stanford University Press, 1992, p. 236-261.

- N. Riehl et F. Seitz, Stalin's Captive; Nikolaus Riehl and the Soviet Race for the Bomb, Philadelphia, Chemical Héritage Foundation, 1996.

- R. Rhodes, The Making of the Atomic Bomb, New York, Simon and Schuster, 1986.

- P. N'Diaye, " Du nylon et des bombes; Du Pont de Nemours, l'Etat américain et le nucléaire, 1920-1960 ", Annales Histoire Sciences Sociales, n-l, 1995, p. 53-73.