Le Pakistan, l'Irak et la Libye ont tout mis en oeuvre pour avoir la bombe atomique. Comme ils peuvent payer et qu'ils se soumettent volontiers au petit tour de passe-passe qui consiste à baptiser " pacifique " ce qui est belliqueux, il n'y a pas de raison pour qu'ils ne trouvent pas de fournisseurs.
Désireuses de préserver leur monopole stratégique nucléaire, les grandes nations (USA, URSS, Grande-Bretagne, Chine et France) ont toujours jalousement préservé leurs secrets de fabrication des bombes atomiques. Mais les affaires sont les affaires et ces dernières années, même involontairement, les grandes nations nucléaires ont fourni à d'autres nations non encore " nucléarisées " la technologie et les matières premières pour faire partie du club. Ce fut le cas, par exemple, pour la France et les Etats-Unis qui aidèrent secrètement Israël dans cette voie, ou du Canada qui livra aux Hindous des centrales à usage " civil " qui leur permirent d'avoir la matière première nécessaire à leur première bombe atomique en 1974.
La voie était montrée aussi bien aux marchands d'armes déguisés qu'aux divers pays en voie de développement décidés à s'armer. En 1975, les grandes nations nucléaires, effrayées par l'instabilité ainsi provoquée sur la scène internationale par des ventes inconsidérées d'équipements ou de combustibles nucléaires, tentèrent, par diverses mesures, de contrôler la prolifération qu'elles venaient de créer... tout en continuant bien sûr à vendre centrales et réacteurs. Diverses réglementations contraignantes n'empêchèrent pas les nations désireuses de se " nucléariser " de redoubler d'efforts, et cela malgré un traité international de non-prolifération, totalement inefficace.
Pour se doter de l'arme nucléaire, un pays a deux possibilités. Il peut construire une installation d'enrichissement de l'uranium naturel pour obtenir l'uranium 235 nécessaire à la confection de la bombe. Il faut 21 kg d'uranium 235 enrichi à 80 % pour faire une bombe. Mais si le pays en question possède déjà des centrales nucléaires dites civiles, ou des réacteurs de recherche, l'autre possibilité consiste tout simplement à se doter d'un atelier de retraitement. Cet équipement modeste permet d'extraire des déchets de la centrale le plutonium 239 indispensable à la confection d'une bombe. Dans ce cas, 5 kg de plutonium 239 enrichi à 80 % suffisent.
C'est cette deuxième voie, qu'après bien d'autres, ont choisi les Pakistanais. Courant avril, la CIA faisait savoir que l'actuel président du Pakistan, le général Zia ul-Haq, continuant l'action entreprise par son adversaire politique Ali Bhutto, avait dépêché l'un de ses meilleurs spécialistes nucléaires, le Dr Aku Khan, pour tenter de se procurer en Hollande, auprès du Consortium Urenco, des ultracentrifugeuses pouvant servir à l'enrichissement de l'uranium naturel par extraction de l'uranium 235 fissile. Son voyage en Hollande terminé, le même envoyé pakistanais contacta des firmes américaines, allemandes, japonaises et britanniques, pour se procurer des alliages spéciaux utilisés dans l'industrie nucléaire. Ce qui mit la puce à l'oreille des services de renseignements américains, fut l'intérêt soudain que porta une obscure société pakistanaise de textiles à divers types de variateurs de fréquences vendus par la firme britannique Emerson Industrial Controls. Les responsables de la société britannique réalisèrent que les appareils demandés par les Pakistanais étaient, en fait, exactement les mêmes que ceux achetés par la British Nuclear Fuels pour les usines, d'enrichissement de l'uranium Urenco.
On aurait pu alors penser que les Pakistanais voulaient effectivement se doter d'une usine d'enrichissement de l'uranium pour fabriquer le combustible nécessaire à l'approvisionnement de leur seule et unique centrale nucléaire de 125 MW installée à Chashma. Une étude plus approfondie devait montrer qu'il n'en était rien. En effet, la centrale pakistanaise, d'origine canadienne, comme les centrales hindoues, fonctionne à l'uranium naturel très faiblement enrichi. D'où la conclusion des experts américains de la CIA et du Département d'Etat : " Si le Pakistan voulait fabriquer lui-même l'uranium enrichi pour faire une bombe atomique, il n'agirait pas autrement. " Cette analyse faite, la réaction politique américaine ne se fit pas attendre. Le président Carter décidait le 9 avril dernier de réduire graduellement son aide économique (85 millions de dollars pour 1979 et 1980) au Pakistan. Bien sûr les Pakistanais voient dans la décision américaine la volonté d'un lobby sioniste voulant affaiblir un pays islamique.
En fait, les Pakistanais veulent depuis longtemps se doter d'un armement nucléaire. Et l'explosion de la bombe atomique hindoue en 1974 n'a pu que renforcer les dirigeants de ce pays dans cette volonté. Leur choix initial s'était porté sur la filière plutonium qui est plus rapide que la filière uranium enrichi. A l'époque, Ali Bhutto s'était adressé à la France pour que notre pays lui fournisse un atelier de retraitement du combustible irradié. Auparavant, il avait fait un voyage au Canada pour conclure un accord portant sur la livraison de 25 tonnes d'uranium naturel par an, nécessaires à l'approvisionnement de sa centrale nucléaire qui est, rappelons-le, d'origine canadienne. Il est clair maintenant qu'il entendait faire ce qu'ont fait les Hindous : retraiter le combustible irradié pour en extraire le plutonium. Mais, échaudés par l'explosion surprise de la bombe indienne, les Canadiens dénoncèrent l'accord qui les liait aux Pakistanais en 1974. Cela n'empêcha pas Ali Bhutto, Puis le général Zia ul-Haq, de continuer les pourparlers avec les Français pour la livraison de l'atelier de retraitement. L'affaire fut finalement conclue en 1976, au grand dam des Etats-Unis, avec la bénédiction de l'Agence Internationale de l'Energie Atomique qui devait contrôler les opérations et éviter, en principe, que du plutonium ne soit détourné à usage militaire. Les Américains n'eurent de cesse de s'opposer au contrat franco-pakistanais en proposant notamment que les Français modifient leurs installations de manière à exclure tout usage militaire. Les pressions américaines et canadiennes furent telles que le 16 décembre 1976 le président de la République, Mr. Valéry Giscard d'Estaing, dénonçait officiellement le contrat avec les Pakistanais ainsi qu'avec la Corée du Sud, intéressée elle aussi par un atelier de retraitement, et pour les mêmes raisons. Pour les Pakistanais, la décision devait sonner le glas de la filière plutonium. Il ne leur restait donc plus qu'à se tourner vers la filière uranium enrichi, ce qu'ils font actuellement.
Malgré le retrait de l'aide économique américaines, les Pakistanais ne sont pas aussi isolés qu'on pourrait le penser : l'Arabie Séoudite et la Libye s'intéressent de très près au développement nucléaire de ce pays. La Libye a proposé de participer au financement du programme nucléaire pakistanais. Cette solution permettrait au président Kadhafi de tourner la réticence des nations industrialisées pour réaliser son vieux rêve nucléariser son pays. il est d'autant plus intéressé par le nucléaire qu'il possède de vastes gisements d'uranium, en particulier dans la fameuse bande d'Aoozou revendiquée sur le Tchad, et qu'une centrale atomique peut lui permettre de dessaler l'eau de mer pour irriguer son pays.
Des contacts ont donc eu lieu en 1976, avec le gouvernement français afin d'acheter une centrale nucléaire civile de 600 MW selon la filière graphite-gaz, avec une unité de fabrication d'eau lourde, et des installations de recherche nucléaire. Comme l'affaire ne devait pas se faire avec les Français, les Libyens se tournèrent vers Moscou qui installe, actuellement, un centre de recherche nucléaire et une centrale de 2 MW. Dès lors on comprend pourquoi le président Kadhafi s'intéresse de très près aux efforts des Pakistanais qui pourraient, d'ici 5 à 7 ans, leur offrir la possibilité d'extraire le plutonium à partir du combustible fourni par la centrale russe. Il est évident que le président libyen peut offrir aux Pakistanais non seulement des techniciens, mais aussi un polygone d'essai dans son vaste pays. Sans préjuger de l'avenir, il est certain que la nucléarisation du Pakistan et de la Libye est plus que probable à terme. Elle n'ira pas sans modifier considérablement l'équilibre stratégique au Proche-Orient. Pour s'en rendre compte, il n'y a qu'à considérer la toute récente affaire de plastiquage à Toulon des cuves nucléaires françaises destinées aux réacteurs irakiens Tamuz 1 et 2. Ces deux réacteurs fabriqués par les Français sont en fait des copies des réacteurs de recherche Osiris et Isis de 70 MW, dont la vente fut décidée en 1976. Ils fonctionnent à l'uranium enrichi. Pour conserver le marché, la France a été obligée de s'engager à livrer les charges d'uranium hautement enrichi nécessaires à leur fonctionnement. Après de multiples retards, les Français allaient honorer leur contrat début avril et livrer les cuves en Irak, quand des services spéciaux d'une puissance étrangère les détruisirent la veille de leur départ. D'aucuns virent là la main d'Israël pour qui les Irakiens constituent maintenant la seule menace militaire sérieuse après l'accord de paix avec l'Egypte. Les Israéliens pouvaient craindre qu'une partie de l'uranium enrichi que la France devait normalement livrer, ne fut utilisée pour faire les bombes. On comprend bien dans ces conditions que si le Pakistan aide la Libye à se doter de la bombe, on peut inévitablement s'attendre de la part d'Israël à la répétition du même scénario pour éviter un renforcement de la puissance arabe, et surtout conserver le monopole nucléaire dans cette région du globe.
Bien sûr, pour éviter la prolifération nucléaire, la France a mis au point un nouveau procédé d'enrichissement de l'uranium baptisé Caramel qui exclut toute possibilité d'utilisation militaire ce qui permettrait de pouvoir continuer à vendre ses équipements nucléaires à des pays tiers tout en évitant le risque de prolifération. Mais ce procédé ne sera vraisemblablement ou point que d'ici quatre ans.
Irak, Pakistan, Libye, sont pour l'instant sous les feux de l'actualité. Ces pays ne sont pas les seuls à vouloir se doter discrètement de l'arme nucléaire. D'autres s'y préparent: l'Afrique du Sud, le Brésil, l'Argentine, la Corée du Sud, Taïwan, etc., pour ne citer qu'eux. Il est sûr qu'à l'avenir la prolifération nucléaire continuera d'envenimer encore davantage des relations internationales déjà difficiles.
La réaction indienne
à l'affaire pakistanaise
Il fallait s'y attendre.
L'Inde a vivement réagi à l'annonce de l'effort
de nucléarisation du Pakistan. Répondant à
une question du parlement indien, le ministre des affaires étrangères
de l'Inde, M. Samarendra Kundu a indiqué que son gouvernement
allait revoir sa politique de défense, à la suite
de la situation nouvelle au Pakistan. Après l'explosion
de sa première bombe atomique en 1974, l'Inde avait toujours
déclaré ne pas vouloir en faire un engin militaire.
La déclaration de Samarendra Kundu est néanmoins
considérée par les observateurs comme un changement
de la politique indienne de défense et un pas de plus vers
la nucléarisation de ce pays qui se sent menacé,
et par le Pakistan, et par la Chine.
Jean-René Germain,
Science & Vie n°741, juin 1979.