Tchernobyl : en plein coeur de la "zone interdite" où nous avons enquêté, des chercheurs russes et ukrainiens travaillent à comprendre les dégâts biologiques causés par les séquelles de l'explosion, en avril 1986, du réacteur numéro 4. D'après les premiers résultats, les radiations ionisantes, même à faibles doses, dérégleraient le métabolisme cellulaire, affaibliraient les défenses immunitaires et provoqueraient un stress menant au vieillissement prématuré de l'organisme.
Il aura fallu attendre mars 1990 pour que soit créé, à l'initiative du ministère ukrainien de l'énergie atomique et avec la participation d'une centaine d'organisations russes, biélorusses et ukrainiennes, entre autres, le centre de recherche de Pripiat, destiné à étudier les effets de l'irradiation sur les organismes vivants. Après quatre ans de politique du "pur mensonge", pour reprendre les termes du Pr Konstantin Konstantinovich Dushutin, directeur du centre, pendant lesquels tout manquement au dogme en vigueur était sanctionné par le licenciement du coupable, il aura suffi de deux années de recherches véritablement scientifiques pour arriver à des résultats qui, même s'ils ne sont encore que préliminaires, n'en sont pas moins alarmants.
Pr. Dushutin
L'hypothèse avancée par les chercheurs du centre de Pripiat est que l'un des effets, jusqu'ici largement ignoré, des faibles radiations est le dérèglement du métabolisme des lipides, notamment les lipides phosphorés (phospholipides), constituants de la membrane cellulaire. Celle-ci a des fonctions vitales: elle est, entre autres, le lieu de passage obligé des substances absorbées ou éliminées par la cellule, ainsi que le site de l'activité des protéines qui servent de récepteurs à de nombreuses substances, comme les protéines du système immunitaire qui "reconnaissent" les corps étrangers susceptibles d'agresser l'organisme.
Selon cette hypothèse, un faible rayonnement radioactif suffirait à provoquer la peroxydation des phospholipides (c'est-à-dire que ces derniers fixent une quantité excessive d'oxygène). Ce mécanisme déclencherait une série d'événements dans tout l'organisme, provoquant les nombreux "symptômes de Tchernobyl", y compris les troubles psychiatriques, souvent attribués à la "radiophobie" - la peur de vivre dans un environnement irradié.
Pr. Goulaya
C'est en effet dans une région que le Pr Dushutin n'hésite pas à qualifier de "laboratoire unique au monde" que ces chercheurs mènent leurs observations. Pripiat, où le centre est installé, était une ville de 58 000 habitants, située à 3 km seulement des réacteurs de Tchernobyl. C'est aujourd'hui une ville fantôme, abandonnée par ses habitants. Les soixante-quinze scientifiques, qui se relaient pour ne pas séjourner trop longtemps d'affilée dans cet environnement empoisonné, ont transformé les bâtiments désertés depuis 1986. Ainsi, une crèche pour enfants est devenue le laboratoire de radiologie, une remise au bord du lac de refroidissement a été aménagée pour y étudier les effets des radiations sur les poissons, et une partie des vastes serres construites pour alimenter les habitants de Pripiat en fruits et légumes frais sert aujourd'hui aux recherches sur les conséquences de l'irradiation sur les plantes et sur les animaux.
Empoisonné, cet environnement le restera pendant encore des dizaines d'années. L'explosion de Tchernobyl a libéré, en effet, au moment de l'accident et dans les jours qui ont suivi, plus de deux cents types de radionucléides, éléments chimiques instables qui se transforment en émettant des radiations. Chaque radionucléide est caractérisé par le type de radiation qu'il émet (rayons alpha, bêta, gamma, ou neutrons) et par sa période, ou demi-vie, c'est-à-dire le temps qu'il faut pour que la moitié d'une quantité donnée de radionucléides se désintègre. La période des radionucléides libérés en 1986 variait entre moins d'une seconde et plus d'un milliard d'années. Les radionucléides à courte période ont, depuis, été dégradés en grande partie ; un des plus nocifs parmi eux est l'iode 131, dont la période est de huit jours. L'iode se concentre dans la thyroïde et il est vraisemblable que le rayonnement émis par l'iode 131 a accru le risque de cancer de cette glande dans la population atteinte.
Deux autres radionucléides, à période plus longue, et libérés en grande quantité dans la région, sont considérés comme particulièrement dangereux à long terme: le strontium 90 et le césium 137. Le premier (période de vingt-huit ans) possède des propriétés chimiques semblables à celles du calcium, dont il prend la place dans les os. La radioactivité qu'il émet est source de cancers, notamment de la moelle osseuse. Le strontium 90 libéré à Tchernobyl représente environ 3 à 4 x 10.18 (3 à 4 milliards de milliards) becquerels de radioactivité (1). Relativement lourdes, les particules de strontium n'ont pu être dispersées très loin et sont retombées principalement sur l'Ukraine et la Biélorussie voisine. Leur pénétration dans le sol est lente : pendant des années, le strontium restera cantonné dans les quelques premiers centimètres, où il est absorbé par la végétation et par les animaux qui la mangent.
Le césium 137 (période de trente ans) se comporte dans la chaîne alimentaire de façon analogue au potassium et atteint l'homme essentiellement par les aliments ; or on sait que le potassium intervient dans de nombreuses réactions métaboliques et dans les processus de conductivité électrique, notamment dans les nerfs. Selon un bilan établi par Marvin Goldman, professeur de radiobiologie à l'université de Californie (Davis), à partir des données recueillies en Ukraine et dans les pays voisins, environ 10.17 becquerels de césium ont été libérés pendant et après l'accident.
Comme dans le cas du strontium, les plus grandes concentrations de césium se situent dans le voisinage immédiat de la centrale. La zone située dans un rayon de 30 km alentour a été déclarée Interdite et la totalité de la population de Pripiat a été évacuée. Mais la Pollution est loin de respecter ce cercle parfait (voir carte) et, en fait, quelque huit mille personnes travaillent encore dans la région radioactive (2) ; elles résident pour la plupart à Slavoutich, un village situé à une cinquantaine de kilomètres de la centrale et construit spécialement pour les reloger en dehors de la zone interdite.
A Kiev même, distante de 140 km de Tchernobyl, et dans "autres régions, des retombées importantes de strontium 90 et de césium 137 ont été repérées. Ainsi, les sédiments au fond du lac de Kiev, une vaste retenue d'eau sur le Dniepr, en amont de la ville, sont fortement radioactifs. Selon le Pr Victor Dimitrovich Romanenko, directeur de l'institut d'hydrobiologie de Kiev, le lac est irrécupérable : les radionucléides déposés dans les sédiments "sont là pour l'éternité" et il ne faut surtout pas y toucher. Vider le réservoir équivaudrait à répandre la pollution dans le Dniepr ; mieux vaut ne pas trop les remuer et attendre sagement que la radioactivité diminue. Fort heureusement, la région dispose de vastes réserves d'eau fossile dans des nappes souterraines, utilisées pour alimenter les villes.
De quelle façon cette radioactivité menace-t-elle l'homme ? Elle peut être absorbée par l'organisme de quatre manières différentes : 1) par exposition du corps lors du passage d'un nuage radioactif; 2) par inhalation de radionucléides : 3) par exposition aux radionucléides déposés (surtout sur le sol); 4) par ingestion de radionucléides, soit par contamination directe "aliments, soit par transfert de radionucléides au travers de la chaîne alimentaire (végétaux et animaux) aboutissant à l'homme.
LES DOSES PLUS OU MOINS PERMISES
La plus grande confusion règne en ce qui concerne les "doses admissibles" qu'un homme peut absorber tout au long de sa vie. En 1958, les National Council of Radiation Protection des Etats-Unis proposaient pour le public la dose de 0,5 rem/an, alors que la Commission internationale de protection radiologique (CIPR) abaissait la barre à 0,17 rem/an. Actuellement, la CIPR préconise 0,5 rem/an pour le public et admet une dose 10 fois plus importante pour les professionnels susceptibles d'être exposés à des radiations durant leur travail. En fait, la plupart des chercheurs s'accordent pour dire qu'il n'y a pas de "seuil" en dessous duquel les radiations ne provoquent pas de dommage - ce qui implique que même les radiations naturelles, provenant du sol ou de l'espace cosmique, sont susceptibles de provoquer des mutations nocives.
Six ans après l'accident, seules les deux dernières sources d'irradiation présentent encore un risque important, les deux premières ayant atteint leur maximum, de nocivité dans les jours qui ont suivi l'accident, causant plus de 200 cas de "maladie aiguë de la radiation". Celle-ci serait responsable d'une trentaine de morts et d'un nombre inconnu de cancers pouvant se déclarer des années plus tard, Aujourd'hui, le risque d'inhalation ne peut se produire que lors d'un orage ou d'un incendie dispersant dans l'air les particules déposées dam le sol ou absorbées par la végétation.
Plusieurs millions de personnes sont donc susceptibles d'être exposées à de faibles doses radioactives qui, cumulées tout au long de leur vie, pourraient s'élever à une cinquantaine de rem. "Nous cherchons à évaluer le risque que représentent de telles Irradiations et, en fin de compte, à mettre au point des moyens de s'en protéger" déclare le Pr Dushutin, Ce chercheur souligne qu'il s'agit là d'un problème qui préoccupe les scientifiques du monde entier, celui des effets des faibles radiations. Nous étudions les particules "chaudes", leur distribution dans l'atmosphère, le sol et l'eau, leur distribution, leur migration, leur absorption par les plantes cultivées et les forêts, leurs effets sur les organismes vivants."
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Fini la politique du mensonge " Nous avançons vers la victoire du communisme", continue de déclarer le fronton de ce bâtiment abandonné de Tchernobyl. Depuis deux ans (seulement) que le mensonge et le silence ont cédé la place aux recherches véritablement scientifiques, la vérité se fait jour. La pollution par le césium 137, par exemple, apparaît telle qu'elle est vraiment sur la carte ci-dessous (même si sa pénétration n'est pas indiquée en Biélorussie, au-delà de la frontière nord de l'Ukraine). On voit que la dispersion des faibles doses (en rose) des radionucléides de césium n'est pas limitée à la zone interdite - cercle de 30 km de rayon autour de Tchernobyl délimitant le périmètre des fortes doses (en violet) - mais s'étend "en plume" loin vers l'ouest, ainsi que vers le sud, bien au-delà de Kiev qui est déjà à 140 km de Tchernobyl. |
Les recherches portent aussi sur les méthodes de décontamination des divers milieux Ainsi le topinambour accumule-t-il avec beaucoup d'efficacité le césium dans ses feuilles ; tout le problème est ensuite de s'en débarrasser ! Une telle désactivation biologique, selon Dushutin, ne semble donc pas offrir, pour l'instant, de solution miracle pour éliminer la radioactivité des terres agricoles.
Plusieurs équipes étudient les effets à long terme sur les organismes vivants, Dans une des serres de Pripiat sont logés une centaine d'animaux - porcs, chiens, rongeurs et, surtout, des visons, dont les réactions et la sensibilité sont comparables à celles de l'homme, ce qui en fait des "cobayes" prometteurs. D'après les études menées sur ces animaux par l'équipe du Pr Nadejda Maximovna Goulaya, directrice du laboratoire de biochimie des cellules à l'institut Palaouguine de biochimie à Kiev, les radiations perturbent la synthèse des phospholipides en créant des radicaux libres. Ces derniers sont des molécules insaturées, possédant, comme le disent certains chercheurs, un "électron célibataire" qui cherche un partenaire. Ils se combinent donc facilement avec de nombreux autres éléments chimiques et peuvent perturber les réactions biochimiques. Dérivés de nombreux processus physiologiques, comme la digestion des aliments et la respiration, ils sont aussi produits par irradiation. Alors que la peroxydation naturelle, contrôlée par des enzymes et par les anti-oxydants, fait partie du métabolisme normal, la peroxydation "sauvage" provoquée par l'irradiation échappe à ce contrôle.
Or, on sait, comme récrit Jacques Coppey, directeur de recherches (INSERM) dans la section de biologie de l'institut Curie, à Paris, "que les radiations ionisantes induisent de multiples dommages par les espèces radicalaires très réactives qu'elles génèrent au sein des tissus dans lesquels elles sont absorbées. Certains de ces dommages - cassures ou brèches dans l'ADN et les peroxydes membranaires - peuvent enclencher des processus donnant naissance à plusieurs types de cancers." Mais aussi, ajoute-t-il, "les peroxydations lipidiques membranaires réalisées par les rayonnements ionisants peuvent donner naissance à des pontages (des liaisons, ndlr) entre phospholipides et protéines... Il est possible que le pouvoir tumorigène (cancérigène, ndIr) des radiations ionisantes soit, en partie, provoqué par un déséquilibre de cette nature, ce qui n'a pas jusqu'ici été étudié." Le Pr Goulaya remarque aussi qu'on n'a guère prêté attention jusquà présent aux dommages autres que génétiques que pourrait provoquer la peroxydation des phospholipides.
Dans une communication préliminaire portant sur la comparaison des lipides de cinq animaux de Pripiat et d'autant d'animaux de "contrôle", vivant dans un site éloigné de Tchernobyl, le Dr Goulaya, le Pr Dushutin et le Dr Leonid Petrovich Filchagov, directeur adjoint du centre, écrivent: "0n peut affirmer avec suffisamment de certitude que chez des animaux d'apparence saine, capables de se reproduire et conservant leurs fonctions vitales, nous avons mis en évidence des modifications sérieuses de la composition lipidique d'organes fondamentaux. Chez ces animaux, le niveau de peroxydation des lipides est élevé, et nous avons mis à jour des formes de lipides pratiquement inexistantes chez les animaux de contrôle, résultant d'une peroxydation sauvage. La proportion d'acides gras saturés est également modifiée. En tenant compte du fait que près de 80 % des phospholipides interviennent dans les membranes cellulaires, ces données reflètent la structure des membranes, et par conséquent le fonctionnement des échanges qui s'y produisent. On peut supposer que la mise à jour de la composition qualitative et quantitative des lipides pourrait servir de base à la mise au point d'un test de diagnostic des effets des faibles radiations sur l'organisme et permettrait de rechercher de nouveaux médicaments capables de le protéger de la radioactivité."
Pripiat, le laboratoire de la ville
fantôme
Pripiat, où est installé le centre de recherche
sur l'effet des radiations sur les organismes vivants, était
une ville de 58 000 habitants, située à 3 km seulement
des réacteurs de Tchernobyl. C'est aujourd'hui une ville
abandonnée par ses habitants. Soixante-quinze scientifiques
ont transformé les bâtiments désertés
depuis 1986. Les serres qui fournissaient les habitants en fruits
et légumes sont pour la plupart abandonnées (1).
Une d'elles est devenue laboratoire de recherche sur l'effet des
radiations sur les plantes (2). Dans d'autres, des animaux - chiens
(3), chats, porcs, vaches, visons (4), etc. vivent dans un milieu
pollué. Ils sont ensuite sacrifiés et leurs tissus
soumis à l'analyse biochimique, qui a révélé
que les faibles radiations perturbent le fonctionnement de la
membrane des cellules.
La modification des lipides membranaires, ajoute le Dr Goulaya, pourrait expliquer notamment des phénomènes psychiques comme la dépression, généralement attribuée aux effets psychologiques de la "radiophobie": celle-ci découlerait des atteintes aux membranes des cellules du système nerveux central. "Des psychiatres russes et ukrainiens, qui avaient d'abord soutenu la thèse officielle selon laquelle la radiophobie était la cause principale des troubles psychiques, changent d'avis, explique le Dr Goulaya. Une première enquête a montré que ces troubles ne semblent pas liés à la "phobie" mais, en partie au moins, à des atteintes physiologiques."
La mortalité accrue dans la région et la grande susceptibilité aux maladies infectieuses courantes (grippe, rhume, infections pulmonaires) pourraient, elles aussi, résulter de l'exposition chronique à de faibles doses de radiations. Ces effets seraient d'autant plus sensibles que l'alimentation est pauvre en légumes frais contenant des vitamines (A, C, E) et autres antioxydants dont le rôle protecteur est connu.
"Il nous semble très probable, dit le Dr Goulaya, que les faibles doses de radiation provoquent un stress organique généralisé, qui mène à un vieillissement précoce de l'organisme. Ces faibles doses se situent en dessous de 50 rems. Elles ne provoquent pas de changements brutaux dans l'apparence et le comportement des animaux, mais les cellules sont stressées, c'est-à-dire que les mécanismes de défense et d'adaptation de l'organisme travaillent à la limite de leurs capacités". La composition des lipides dans le cerveau et dans le coeur se trouve changée. D'autres chercheurs ont observé que certaines modifications des phospholipides mènent à des troubles cardio-vasculaires. "Nos animaux semblent vieillir précocement et le nombre de petits dans les portées diminue".
Certains chercheurs occidentaux contestent la validité de ces hypothèses, fondées il est vrai sur de très petits échantillons et sur des observations récentes : ils pensent que les faibles doses de radiations ne suffisent pas à perturber directement le métabolisme des phospholipides. La plupart de ces chercheurs concentrent leurs efforts sur les effets des radiations sur l'ADN, longue molécule au sein du noyau, porteuse du message héréditaire propre à chaque individu. On sait que les mutations de l'ADN peuvent entraîner des séquelles à long terme, notamment des cancers.
"Un des problèmes, c'est qu'il n'y a pas de symptôme précis, spécifique de la "maladie de la radiation", remarque le Dr Filchagov. Bien sûr, on sait que les traitements par irradiation et les fortes doses peuvent provoquer la chute des cheveux. Mais à part cela, il n'y a pas de preuve directe que les arythmies cardiaques, les maladies du sang, les cancers, soient des symptômes de la maladie de la radiation. On se fonde sur des données statistiques et épidémiologiques, qui prêtent souvent à confusion, et dont l'étude est d'ailleurs peu développée dans notre pays." Ajoutons que, jusqu'à la perestroïka et les événements qui ont suivi, les données démographiques et épidémiologiques étaient traitées comme des secrets d'Etat. Elles commencent à peine à devenir disponibles. Ainsi, récemment, une émission d'information de la radio ukrainienne signalait une augmentation de la mortalité à Kiev au début de l'année par rapport à la même période de l'année précédente, mais on ne dispose pas de statistiques précises.
Plusieurs millions de personnes en danger. De vastes zones de l'Ukaine (voir carte) et
de Biélorussie sont aujourd'huit contaminées par
de faible dose de radioactivité dues à l'accident
de Tchernobyl. Plusieurs millions de personnes sont donc suceptibles
d'en subir la nocivité. Plus gravement exposées
sont les personnes qui ont décidé de renter chez
elles, dans la "zone interdite", menaçant parfois
de mettre fin à leurs jours si on les forçait à
s'en éloiger. Ce sont des paysans vivant en autarcie, mais
qui se rendent occasionnellement sur les marchés des villes
voisines, y apportant des produits contaminés.
D'autres scientifiques, français notamment, avaient, en revanche, déjà observé des effets comparables à ceux mis en évidence par leurs collègues de la CEI. C'est le cas du Pr Coppey, qui avait noté, il y a près de deux ans, que le vieillissement d'un organisme traduit essentiellement une diminution de la qualité et de l'efficacité des communications entre les cellules. "De fait, dit-t-il, les cellules "parlent" entre elles sans cesse selon un langage moléculaire dont la précision permet de maintenir l'équilibre au sein de l'organisme ( ... ) La relâche de ces interactions entre cellules semble liée à l'accumulation de radicaux libres avides d'oxygène dans les membranes cellulaires ( ... ) Un des effets dominants des radiations délivrées à doses importantes ou à petites doses répétées dans le temps est de brouiller les communications, de perturber les interactions entre les cellules et les mécanismes réparateurs d'accidents et, ainsi, d'accélérer le vieillissement des tissus atteints". Les peroxydes lipidiques se promènent, transmettant au loin l'agression initiale, ajoute-t-il. La radiation ionisante peut ainsi "donner un coup de vieux". Lorsqu'elle atteint les membranes des cellules nerveuses du cerveau, les dégâts sont irréversibles. Il est trop facile d'attribuer des troubles mentaux à de vagues causes psychologiques: les troubles physiologiques, peu étudiés, peuvent suffire...
Les conclusions du Pr Goulaya évoquent également celles du Dr J. Emerit, du service de médecine interne à l'hôpital de la Salpêtrière (Paris), spécialisé dans l'étude des radicaux libres et la peroxydation lipidique, qui écrivait en 1991 : "Lorsque la production de radicaux libres oxygénés est importante, ou que le système de protection est insuffisant, un état de stress oxydatif est obtenu ( ... ) L'exposition à des radiations ionisantes résulte en une pure production non contrôlée de radicaux fibres oxygénés, à la fois extra et intracellulaires. Le stress oxydatif est probablement impliqué dans l'athérome, dû à des dépôts lipidiques sur les parois artérielles ( ... ) comme dans le vieillissement et la cancérogenèse."
Dans la poursuite de leurs recherches, les scientifiques de la CEI rencontrent des problèmes matériels. "Nous possédons encore peu de matériel adéquat, dit le Pr Dushutin. Nos détecteurs de radiation ambiante et de dosage des aérosols sont assez grossiers. Nous n'avons pas la possibilité de nous intéresser aux effets du plutonium, dont l'étude est très coûteuse. Nous disposons, en revanche, d'un laboratoire qui est, si l'on peut dire, "naturel", pour l'étude des faibles doses de radiations. Nous sommes prêts à collaborer, et à mettre nos données à la disposition d'autres chercheurs." C'est là un grand pas en avant, après toutes ces années pendant lesquelles les effets des radiations et l'étude des mesures de protection étaient traités comme des secrets militaires.
Les scientifiques occidentaux veulent en savoir plus avant de se prononcer. Mais ils n'excluent pas que leurs collègues ukrainiens et russes aient mis le doigt sur un effet important, jusqu'ici peu étudié, des faibles doses de radiation. En outre, les Occidentaux sous-estiment souvent la valeur des travaux scientifiques réalisés en URSS autrefois et dans la CEI aujourd'hui. A tort, nous dit le Pr Emerit. Ils ont fabriqué la bombe atomique et la bombe à hydrogène, et "marché" dans l'espace. "Dans l'étude de la peroxydation des lipides, ils ont réalisé des travaux remarquables".
Alexandre Dorozynski,
Science & Vie n°898, juillet 1992.
(1) 1 becquerel, ou Bq. équivaut à une désintégration par seconde ; 1 curie équivaut à 3.7 X 10.10 becquerels, et représente la radioactivité de 1 g de radium environ.
(2) On compte parmi elles 4 000 personnes qui s'occupent de la centrale, dont un bloc va être réactivé l'hiver prochain pour pallier le manque d'énergie résultant d'une pénurie de pétrole. L'Ukraine, en effet, ne subvient qu'à environ un tiers de ses besoins énergétiques. En outre, un millier est employé dans les transports, 800 au contrôle de la radiation, dosimètre du personnel, des aliments, des lieux de travail. analyse du sol et de l'eau.
(3) Le rem, initiales de Röntgen Equivalent for Man. est l'unité de mesure des doses radioactives reçues par un homme. Il est égal au produit de la dose absorbée par un "facteur de qualité* qui tient compte de la plus ou moins grande nocivité des radiations.