Brian McMahon, qui présidait au début des années 1950 la commission de l'énergie atomique au Congrès, propageait cette idée "de bon sens" : les armes nucléaires fournissaient, à prix égal, une puissance de feux très supérieure aux armes conventionnelles. |
Pour la première fois, un audit dresse la comptabilité américaine de l'ensemble de la course aux armements nucléaires. Au-delà des additions en milliards de dollars, le rapport s'interroge sur les processus de décision qui ont permis de construire un arsenal pléthorique. Et aujourd'hui ? Le contexte géostratégique est nouveau, mais le contrôle politique de l'arme nucléaire semble toujours aussi défaillant.
En septembre 1951, le sénateur démocrate du Connecticut Brian McMahon, président de la commission de l'énergie atomique au Congrès américain, définissait en ces termes la raison d'investir dans l'armement nucléaire : " Le coût de la puissance de feu nucléaire est plusieurs centaines de fois inférieur à celui des explosifs conventionnels. [ ... ] Depuis 1945, seulement 3 % des dépenses militaires américaines ont été consacrés à l'armement atomique. [ ... ] Nos projets de développement actuels continuent à lui affecter ces mêmes 3 %. "
Selon un rapport récent, rédigé par onze chercheurs d'un très sérieux organisme spécialisé en analyses politiques et économiques, la Brookings Institution, l'estimation du sénateur McMahon reposait sur des méthodes comptables douteuses. Elle n'incluait en effet que les dépenses faites sur le budget de la Commission à l'énergie atomique (AEC) et ignorait complètement les crédits de recherche du Département de la défense (DOD), de même que les coûts de construction et de fonctionnement des bombardiers stratégiques, à l'époque les principaux vecteurs de l'arme atomique. Détail piquant aujourd'hui, cette première tentative d'évaluation des coûts faisait suite à des reproches adressés au Congrès de ne pas consacrer suffisamment d'argent à ce poste budgétaire ! Brian McMahon, qui fut par ailleurs le principal artisan du maintien de la R&D nucléaire hors de l'orbite militaire, avait admis que les dépenses étaient en effet " exagérément et imprudemment faibles ". Un mois à peine après la déclaration de McMahon devant le Sénat, un responsable du DOD reconnaissait néanmoins qu'il n'existait aucune comptabilité détaillée des dépenses dans ce secteur...
Près d'un demi-siècle plus tard, l'enquête de la Brookings rend publique la première évaluation approfondie du coût de l'arsenal nucléaire américain et des programmes afférents (déploiement, vecteurs, protection des installations et démantèlement des systèmes d'armes). Paru le 30 juin dernier, ce rapport de 680 pages est intitulé Atomic Audit : The Costs and Consequences of us Nuclear Weapons Since 1940 (" Audit nucléaire : les coûts et les conséquences de l'armement atomique américain depuis 1940 "). Il aboutit à une estimation du bilan de cette entreprise titanesque : 5 480 milliards de dollars (valeur 1996), pour la période 1940-1996. Cette fois-ci, le décompte inclut bien le prix des bombes elles-mêmes, celui des laboratoires et des réacteurs, des bombardiers, des sous-marins, des missiles et des silos, mais aussi du maintien du secret et de la sécurité des installations, des systèmes de guidage des vecteurs ainsi que de la défense antinucléaire du territoire américain ; enfin, il comprend les coûts du démantèlement des systèmes d'armes, du traitement des déchets radioactifs et de la restauration de l'environnement dans tout le complexe militaire, et n'oublie même pas les compensations financières versées aux personnels accidentés lors des processus de production ou d'expérimentation des armes.
L'audit a débuté il y a quatre ans. Selon Stephen !. Schwartz, directeur du projet, l'idée n'était pas d'évaluer la justification du prix de la force nucléaire américaine pour gagner la course aux armements avec l'ex-Union soviétique. Il s'agissait avant tout de fournir un cadre de départ à " un débat honnête et pleinement informé ". Savoir si la victoire a été obtenue à un prix raisonnable demeure un sujet de discussion. Paul Warmke, directeur de l'Agence pour le contrôle de l'armement et le désarmement sous la présidence de James Carter, a déclaré qu'un débat public sur l'accumulation d'armes nucléaires " n'aurait pas changé grand-chose. Les Américains avaient peur de l'Union soviétique, et auraient été d'accord, quel que soit le prix. [ ... ] Pour eux, la dissuasion nucléaire était une police d'assurance ; le montant de la prime était sans importance. " En 1981, Ronald Reagan entra à la Maison Blanche fermement décidé à entreprendre un effort militaire qui s'avérerait sans précédent en temps de paix.
Les rivalités entre
les armées ont amené à la conception de 65
modèles de têtes nucléaires pour 116 types
de vecteurs différents
Sa conviction était double: d'une part, il était persuadé que les forces antinucléaires soviétiques étaient supérieures à celles de l'Amérique ; d'autre part, il voulait mettre en place une stratégie visant à acculer l'" empire du Mal " à la faillite et, ainsi, à mettre fin à la Guerre froide. Pourtant, et bien que l'Union soviétique se soit effectivement effondrée en 1991, la Brookings n'a pas trouvé de preuves que le Kremlin ait augmenté ses dépenses militaires pour se maintenir au niveau des sommes faramineuses engagées par l'administration Reagan dans le développement de nouvelles armes, de bombardiers stratégiques, de sous-marins nucléaires, de missiles de croisière et dans l'Initiative de défense stratégique (IDS). Dans une récente émission de télévision, George Shultz, ancien secrétaire au Trésor puis secrétaire d'Etat de Ronald Reagan, a affirmé, à l'instar de Paul Warmke, que " les Américains étaient persuadés que la paix n'avait pas de prix ".
Fondée sur le dépouillement d'archives et de documents gouvernementaux récemment déclassifiés, l'étude de la Brookings décrit pour la première fois les divers facteurs ayant oeuvré à l'acquisition d'un arsenal nucléaire très supérieur à ce que les dirigeants de l'époque, tant civils que militaires, estimaient eux-mêmes nécessaire. Ces facteurs sont aussi bien la surestimation de la menace soviétique et la disproportion de la réaction américaine que la volonté de maintenir à tout prix la supériorité nucléaire des Etats-Unis, des préoccupations électoralistes, une politique de secret excessive et des a priori erronés sur l'efficacité des armes atomiques. Cette diversité explique qu'à la tête du pays, on vit en réalité s'exprimer des opinions très différentes à propos de l'armement nucléaire. En 1964 par exemple, l'administration du Budget du président Lyndon Johnson, soucieuse de dégager les moyens de financer son projet de " Grande Société ", arrivait à la conclusion qu'un arsenal dépassant les 450 missiles Minuteman représentait non seulement un excès de capacité destructrice, mais surtout un gaspillage financier. La même année, le secrétaire à la Défense Robert McNamara affirmait de son côté que le nombre nécessaire était de 10 000 Minuteman (il finit par se contenter de 1 000). Le même McNamara déclara, toujours en 1964, qu'une capacité nucléaire de 400 mégatonnes suffisait à la stratégie de " destruction mutuelle assurée " adoptée vis-à-vis de l'Union soviétique (or, les stocks américains atteignaient déjà les 17 000 mégatonnes).
Le rapport critique sévèrement
les différentes administrations présidentielles,
aussi bien que les représentations nationales qui se sont
succédé au Congrès, pour leur manque chronique
de sens des responsabilités financières dans la
détermination de la dimension et des coûts des programmes
d'armement nucléaire. En 1950, par exemple, une commission
du Congrès refusa d'être mise au courant de la taille
exacte de l'arsenal atomique américain, de crainte de provoquer
des fuites. Le groupe de la Brookings s'est penché
sur les décisions cruciales qui, à partir des trois
premières bombes de 1945, ont permis à l'arsenal
américain d'atteindre le chiffre de 32 000 armes en 1965,
année de son apogée. Au total, les Etats-Unis ont
construit plus de 70 000 armes nucléaires. Les rivalités
entre l'armée de terre, l'US Air Force et l'US Navy ont
amené à la conception, entre 1945 et 1991, de 65
modèles de bombes et têtes nucléaires, pour
116 types de vecteurs différents.
Robert McNamara, secrétaire à la Défense du président Lyndon Johnson, estimait en 1964 que la sécurité des Etats-Unis nécessitait la construction de 10 000 missiles Minuteman (ci-contre); une autre estimation, réalisée par l'administration responsable du Budget, aboutissait à diviser ce nombre par vingt ! (Cliché Keystone et Sygma) |
Les dépenses contestables ne résident pas seulement dans la suraccumulation d'armes. Par exemple, entre 1946 et 1961, le gouvernement américain a investi 7 milliards de dollars dans la conception d'un bombardier à propulsion nucléaire, susceptible de voler plusieurs jours ou même plusieurs semaines sans devoir se poser. A supposer que les problèmes techniques aient pu être résolus, une question restait sans réponse : que se passerait-il en cas de crash de l'appareil ? Le projet fut abandonné. " Beaucoup de monde, au Pentagone ou au Capitole, estimait que les armes nucléaires pouvaient fournir, à prix égal, une puissance de feu supérieure ", a noté Stephen Schwartz lors d'une conférence de presse. Les politiques de défense suivies par les présidences Truman puis Eisenhower partaient en effet de l'hypothèse que l'arme nucléaire était le moyen le plus efficace pour contrer la menace soviétique. Dans son rapport, Stephen Schwartz fait observer : " On peut expliquer l'opinion communément partagée que les armes atomiques sont moins chères que les armes conventionnelles par le fait qu'une quantité donnée de matière fissile (plutonium ou uranium hautement enrichi) fournit plus de puissance explosive que la même quantité d'explosifs conventionnels. D'où l'idée que si 10 kilos d'explosifs conventionnels peuvent tuer ou blesser 100 personnes, 10 kilos de plutonium peuvent tuer ou blesser 100 000 personnes. " Il cite aussi Brian McMahon faisant observer au Sénat américain, le 18 septembre 1951, que ces " armes effroyables ", si on les déployait par milliers, dissuaderaient Staline jusqu'à ce que " ses millions d'esclaves brisent leurs chaînes et se joignent à nous dans la paix et la fraternité ". McMahon continuait ainsi: " Pulvériser une douzaine d'usines de guerre ennemies à coups de bombes atomiques ne coûterait pas plus cher que d'en détruire une seule avec des bombes conventionnelles, sans parler du fait qu'un seul avion suffit pour lancer une bombe A, quand le transport de la charge équivalente de TNT nécessite une immense flotte aérienne. " En faisant de l'arme atomique la véritable " colonne vertébrale " de leur puissance militaire, les Etats-Unis se rendraient capables de frapper l'ennemi en tout temps et en tout lieu, si bien qu'" au cas où celui-ci oserait nous attaquer, il ne pourrait trouver aucun refuge où nous échapper ", poursuivait McMahon. En outre, déclarait-il encore, les forces nucléaires, " en bonne logique et suivant le sens commun ", permettraient une diminution du nombre d'Américains sous les armes et " une réduction massive des dizaines de milliards de dollars que nous aurions autrement à dépenser en stocks d'armes conventionnelles ".
La répartition des coûts engendrés par la course aux armements nucléaires entre 1940 et 1996 montre que le poste " conception et construction des armes ", souvent mis en avant, ne représente qu'une faible partie de l'ensemble (7% de 5 821 milliards de dollars). La comparaison avec quelques postes du budget fédéral américain (en bas) fait apparaître le poids exorbitant des dépenses nucléaires militaires. |
A l'époque, ces arguments ont été contestés par diverses autorités militaires. Moins de deux années plus tard, le général Matthew B. Ridgway, commandant en chef des forces alliées en Europe, indiquait ainsi que " les nouvelles armes nucléaires tactiques exigeraient plus de personnel, mais augmenteraient aussi le prix à payer par le contribuable pour la défense ". Et son successeur, le général Alfred B. Gruenther, vieil ami et partenaire de bridge du président Eisenhower, ajoutait que " les nouvelles armes ont souvent pour effet de créer de nouveaux problèmes et de nouvelles tâches, sans pour autant éliminer ceux auxquels nous étions précédemment confrontés ".
Les dépenses colossales actuelles ne semblent justifiées
que pour assurer la continuité de l'emploi dans les laboratoires
Malgré ces critiques, le secrétaire d'Etat John Foster Dulles a pu déclarer au Conseil des Affaires étrangères, le 12 janvier 1954, que les stratégies de défense de l'administration Eisenhower dépendraient de l'importante capacité des Etats-Unis à " riposter instantanément, par des moyens et dans les lieux de notre choix " et, surtout, qu'il était désormais possible " d'obtenir et de partager [avec nos alliés] une meilleure sécurité à un coût moindre ". Cette stratégie fut bientôt connue sous le nom de " doctrine de riposte massive ".
De fait, la conception et le développement des têtes nucléaires n'a représenté qu'une faible partie du coût total: à peine 7 %. Près de 56 %, soit 3 200 milliards, furent affectés à une pléthore de systèmes de déploiement, justifiés par la perception des nécessités de l'époque: la " suprématie en bombardiers " de la fin des années 1940 et du début des années 1950 - qui répondait au premier essai nucléaire soviétique d'août 1949, à la mainmise communiste sur la Chine un peu plus tard la même année, et au déclenchement de la guerre de Corée en juin 1950 - ou la déplorable " suprématie en missiles ", enjeu de l'élection présidentielle de 1960.
Au cours des années 1950, la production d'armes nucléaires augmenta si rapidement que l'AEC, propriétaire du complexe nucléaire, devint l'une des plus grandes entreprises industrielles des Etats-Unis. Au plus fort de sa montée en puissance, en 1952-1953, le complexe nucléaire employait 149 000 personnes, dont 72 000 travailleurs permanents chargés de concevoir, tester et produire les armes atomiques.
Et aujourd'hui ? Bien que l'on ne produise ni n'essaie plus de nouvelles armes, les arsenaux américains sont encore dotés d'environ 10 000 têtes nucléaires qui, selon le rapport, représentent en capacité destructrice l'équivalent de 120 000 bombes d'Hiroshima. Le budget annuel actuellement dévolu au programme de gestion du parc existant (Stockpile Stewardship), conçu pour maintenir la sécurité et la fiabilité des armes, est de 4,5 milliards de dollars. D'après les déclarations du Département de l'énergie (DOE) devant le Congrès, cette somme serait inférieure aux dépenses annuelles moyennes pour la conception et les essais de nouvelles armes pendant la Guerre froide. Or, le document de la Brookings établit qu'entre 1948 et 1991, la dépense annuelle moyenne pour les activités aujourd'hui classées sous l'étiquette Stockpile Stewardship était de 3,6 milliards de dollars (valeur 1996).
Les analystes de la Brookings s'interrogent donc: pourquoi le budget de ce programme est-il plus élevé qu'il ne l'était pendant la Guerre froide ? Lors de la présentation du rapport à la presse, un des coauteurs, William J. Weida, professeur d'économie au Colorado College de Colorado Springs et ex-conseiller en politique économique au Pentagone, a affirmé que le programme prévoit " des dépenses colossales qui ne semblent justifiées que pour assurer la continuité de l'emploi dans les laboratoires nationaux ". Le professeur Weida affirme être en train de travailler à une étude complémentaire qui se prépare à " démontrer en toute prudence " qu'un fonctionnement satisfaisant du programme Stockpile Stewardship pourrait être réalisé pour la moitié du coût sur lequel le DOF et le Congrès se sont mis d'accord.
Dans les années 1950, plusieurs responsables militaires (dont le général Gruenther) avaient souligné que l'apparition de nouvelles armes engendrait souvent de nouveaux problèmes sans éliminer les précédents. Ayant lui-même servi dans un sous-marin nucléaire, Jimmy Carter est, selon la Brookings Institution, le dernier président à s'être sérieusement intéressé à la planification nucléaire. (Clichés Keystone) |
Au DOE, on réfute ces affirmations. Robin Staffin, sous-secrétaire adjoint à la recherche en armement nucléaire, qualifie le programme Stockpile Stewardship d'" équilibré, prudent et efficient ". De son côté, William Weida plaide contre la construction de l'instrument National Ignition Facility [équivalent du Laser MégaJoule français-NDLR] au laboratoire national Lawrence Livermore. Il fait par ailleurs observer que, à présent que l'on ne développe ni ne construit plus de nouvelles armes, Livermore pourrait fusionner avec le laboratoire national de Los Alamos, ce qui serait source d'importantes économies. Le DOE réplique en se référant à une décision prise en 1997 par le président Clinton (directive 60). Cette directive, toujours classée secrète, conclut à la nécessité de conserver intacts les laboratoires, quitte à élargir les missions de chacun d'eux à des recherches sur la défense chimique et biologique. " Faute d'une connaissance complète des coûts présents et futurs " conclut le rapport de la Brookings, " les décideurs politiques seront mal équipés pour évaluer les implications budgétaires de leurs décisions concernant le parc d'armes nucléaires, y compris les armes dont la destruction est prévue par le traité Start II mais qu'il faudrait maintenir si le traité n'était pas ratifié par la Douma russe. " Les experts recommandent que le Congrès vote une loi exigeant que le Président lui soumette un rapport complet des coûts " détaillés " de tous les programmes gouvernementaux liés aux armes nucléaires. En effet, si le DOD et le DOE ont naturellement la responsabilité de presque toutes les armes nucléaires existantes, plus d'une douzaine d'agences, dont l'Office de la politique scientifique et technologique de la Maison Blanche, le Conseil national de sécurité, l'Agence de protection de l'environnement, la NOAA (National Oceanographic and Atmospheric Administration) et la NASA, sont impliquées dans des actions qui leur sont liées.
Le groupe de la Brookings préconise que le président des Etats-Unis prenne une part plus active " dans la formulation de la politique et des besoins en matière d'armement nucléaire ". Il fait remarquer que " le dernier (et le seul) président à s'être penché sérieusement sur le processus de planification nucléaire a été James Carter, lui même ancien sous-marinier à bord d'un bâtiment nucléaire. Ses successeurs n'ont été ni aussi impliqués ni aussi attentifs que lui. "Parallèlement, il exhorte le Congrès à " renforcer sa surveillance des programmes d'armement nucléaire, en ne se contentant pas de se concentrer sur les articles les plus dispendieux ou les plus discutés du budget d'une année donnée, mais Plutôt sur une large vision stratégique : comment prévoit-on d'utiliser la force nucléaire, en quoi les divers éléments du Programme contribuent-ils à la dissuasion, et en quoi consiste la dissuasion à notre époque d'après-Guerre froide " . Les annales montrent que le Congrès, depuis le début, a été " tout sauf diligent dans l'exercice de ses responsabilités de contrôle " sur les budgets d'armement nucléaire. " Le fait qu'une grande partie de notre arsenal actuel ait été acquise en fonction de décisions arbitraires ou dépourvues de pertinence stratégique, et justifiée ensuite par des raisonnements a posteriori, devrait nous rappeler que les programmes, les politiques et les niveaux d'armement souvent considérés comme sacro-saints ne sont pas obligatoirement nés d'objectifs militaires réels et clairement définis. "
IRWIN GOODWIN est journaliste à
Physics Today.
Ce texte, adapté d'un article paru dans Physics Today (août
1998),
a été traduit par Pierre Bancel).
LA RECHERCHE N°315 DECEMBRE 1998
A la différence des Etats-Unis, la France ne dispose pas d'organismes indépendants, financés par des fonds privés, du type de la Brookings institution. De fait, un audit d'envergure sur le nucléaire militaire français ne pourrait être réalisé que par la Cour des Comptes, voire l'Inspection des Finances.
Comme tous les budgets publics (administrations, entreprises, organismes divers dont la Sécurité sociale), celui du ministère de la Défense est soumis au contrôle de la Cour des Comptes. Cette juridiction financière juge non seulement les comptes des comptables publics en vérifiant sur place et sur pièces la régularité des recettes et des dépenses, mais elle est aussi habilitée à s'assurer du " bon emploi des crédits, fonds et valeurs " et à engager des " évaluations des politiques publiques. " Ainsi procède-t-elle à un audit permanent des ministères, tant du point de vue de la régularité que de la gestion. Dans ce cadre, elle étudie régulièrement les dépenses et recettes des armées, et ce à trois niveaux.
Le premier s'intègre dans l'examen global de l'exécution des lois de finances. Chaque année, la Cour établit un rapport, remis au Parlement, sur le projet de loi de règlement. Ce rapport analyse la façon dont a été exécuté le budget de l'année précédente par l'ensemble des ministères.
Le second s'inscrit dans le cadre des travaux ordinaires de la Chambre compétente, aujourd'hui la cinquième chambre. En accord avec le premier président, la dite chambre élabore souverainement son programme de contrôle des dépenses d'investissement et de fonctionnement des armées, de façon à passer en revue, en moyenne tous les cinq ans, l'ensemble de celles-ci. Habilités au " secret défense ", ses magistrats, en liaison avec le " Contrôle général des Armées " (organisme d'audit interne du ministère), ont accès à l'ensemble des pièces nécessaires à leur contrôle et ont la possibilité d'entendre tous les responsables concernés.
Le troisième résulte de commandes particulières, émanant soit du gouvernement, soit des commissions des finances ou commissions d'enquête du Parlement, sur la gestion des services, organismes ou entreprises soumise à son contrôle.
L'ensemble des rapports résultant du travail des magistrats donne lieu à divers documents (jugement des comptables, référés, notes du parquet, insertions au rapport public) qui permettent aux ministres concernés (défense, budget, économie), au premier ministre et au Parlement d'avoir à disposition un tableau de bord permanent du, secteur, tant du point de vue du respect des règles comptables que de la gestion administrative et financière ou des indicateurs d'évaluation des décisions publiques. Il revient alors à l'exécutif comme au législatif de tirer les conclusions qu'ils jugent utiles. En effet, en dehors du contrôle juridictionnel où elle dispose d'un pouvoir de sanction sur les comptables, mais aussi sur les ordonnateurs gestionnaires (déférés en cour de discipline budgétaire et financière), la grande majorité des observations de la Cour, confidentielles, ne peuvent avoir de suite qu'à l'initiative de leurs destinataires.
Bien qu'ils demeurent pour l'essentiel inconnu du citoyen, les rapports de la Cour des Comptes fournissent aux pouvoirs Publics les moyens de connaître précisément le coût des programmes militaires comme la gestion des budgets et donc, en l'occurrence, de savoir très précisément les moyens qui ont été consacrés à l'armement nucléaire (recherche, investissement, fonctionnement) depuis la date à laquelle a été prise la décision de le construire, il y a plus de quarante ans. Mais les mentalités évoluent aujourd'hui dans le sens d'une plus grande transparence de l'emploi des deniers publics : rien n'interdit donc d'envisager, à plus ou Moins long terme, d'effectuer et de rendre public un audit sur l'ensemble du programme nucléaire militaire français.
J.-M. Gaillard
Conseiller référendaire à la Cour des Comptes
(actuellement en disponibilité)
La Recherche n°315 décembre 1998